Complotite, conspirationnisme : en psychologie des foules, ces deux mots désignent un même trouble, qui porte à ne voir dans les évènements d’importance que le fruit d’une machination ourdie par de puissantes forces occultes. Bien des sociétés, même parmi les plus évoluées, sont largement affectées par ce phénomène. Les adeptes du scénario qui explique tout y croient dur comme fer ; et ils n’en démordront pas, car toute réfutation rationnelle de la théorie du complot sera invariablement perçue comme une nouvelle et grossière manœuvre des conjurés.
Qu’en est-il cependant quand l’alerte au complot n’est pas le fait de la rumeur, de quelque best-seller ou film de politique-fiction, mais du pouvoir en place ? C’est ce qui arrivait hier – et même deux fois plutôt qu’une – quand le président de la République et son gendre, le ministre des AE, faisaient état de pressions étrangères en relation avec les difficultés économiques et financières que connaît le Liban. Sur le chemin de son retour de New-York où il a pris part à l’Assemblée générale de l’ONU, Michel Aoun a néanmoins souligné la nécessité d’éviter toute prise de position intempestive, le temps d’y voir plus clair. Sage conseil qui toutefois devrait s’adresser en priorité à son beau-fils : du Canada où il se trouvait, Gebran Bassil a en effet accusé des parties locales de complicité active avec les comploteurs étrangers. Morale de l’histoire : ce n’est pas à l’aide d’aussi irresponsables accusations, appelant forcément de virulentes ripostes, que l’on peut espérer dégager sa propre responsabilité dans la désastreuse gestion des affaires publiques du pays. Ce qui est clair en tout cas, c’est qu’il est devenu urgent pour la famille régnante d’accorder ses violons…
Mais revenons au complot : non point le prétendu complot financier mais l’autre, celui mettant théoriquement en jeu les réfugiés de Syrie, et que dénonçait, l’autre jour, le président Aoun, du haut de la tribune de l’ONU. Certaines puissances, a-t-il soutenu, usent du poids écrasant que représente cette masse de malheureux pour amener à composition le Liban. Au vu de la nette insuffisance des aides humanitaires consenties à notre pays, on peut croire ou pas ; mais de brandir l’éventualité d’un arrangement en direct avec le régime de Damas, comme s’y est risqué le chef de l’État dans son allocution, n’était ni politiquement opportun ni particulièrement réaliste.
Une telle perspective ne peut en effet que heurter les sentiments d’une large part de l’opinion. Car pour dures à la détente que puissent effectivement se montrer les puissantes donatrices ou prêteuses, elles n’ont jamais eu de visées territoriales sur le Liban, au contraire de la Syrie. Elles n’ont pas canonné, pillé et humilié le Liban, elles ne sont pas suspectées d’avoir fait assassiner nombre de leaders libanais. Voilà pour les états de service des uns et des autres.
Quant à rêver d’un retour négocié des réfugiés dans leurs foyers, c’est oublier que Bachar el-Assad est notre principal fournisseur de réfugiés et que sa sinistre usine continue de tourner à plein rendement. Dans le sanglant fouillis de visées régionales ou internationales et de réaménagements sectaires caractérisant la guerre de Syrie, le régime de Damas est bien le dernier au monde à se languir du rapatriement de toute cette misère humaine qu’il s’est évertué à exporter aux alentours.
Alors, négocier ?
Issa GORAIEB