Pierre Issa : « L’objectif du BN ? Que la nation devienne un seul bloc. »
Il peut paraître quelque peu atypique sur la scène politique libanaise aujourd’hui. Pourtant, ce n’est pas par accident que Pierre Issa se retrouve secrétaire général du Bloc national, muni d’une expérience solide et à succès au sein de la société civile, celle d’arcenciel. Serein et entouré d’un directoire de « personnes qui ont fait leurs preuves à tous les niveaux », mais néanmoins « le dernier des révolutionnaires » baby-boomers des sixties local, il cherche à montrer qu’une autre voie est possible en termes d’action politique.
La raison de cette sérénité ? « J’ai le privilège d’être le plus heureux des hommes depuis 62 ans. J’ai toujours été un enfant aimé, apprécié, épanoui », confie-t-il à L’Orient-Le Jour à son domicile d’Achrafieh.
Le jeune révolté
Pierre Issa évoque rapidement la figure de l’antihéros camusien. Il ne cherche jamais la provocation, mais reconnaît son penchant naturel d’homme révolté « contre l’injustice et les abus » depuis ses premiers pas. « J’ai beaucoup de respect pour l’autre, mais en aucun cas par peur de l’autorité », précise-t-il, ce qui lui vaudra un parcours scolaire mouvementé, prématurément écourté, suivi d’une formation continue d’autodidacte, ce qui lui a valu, une fois l’âge de la raison atteint, de se retrouver sollicité par quelques universités pour sa vision unique mêlant entrepreneuriat social et humanitaire.
Issu d’une famille aisée, mais néanmoins pas mondaine, le jeune Issa lit beaucoup et ne se préoccupe pas du tout de la politique, honnie au sein du cadre familial. Ses auteurs préférés, en dehors des grands classiques, seront plus tard Soljenitsyne, Ivan Illich et surtout Gilbert Cesbron, dont il dévore toute l’œuvre.
Sa jeunesse est marquée par les camps sociaux, les colonies de vacances, les activités du Club social du Collège Notre-Dame de Jamhour ou du Mouvement social de Mgr Grégoire Haddad. Mais c’est l’appel de la route, celui du scoutisme, qui va changer sa vie. « L’éducation scoute m’a beaucoup aidé dans le respect de l’autre, de la nature, de la diversité, entre autres », dit-il. C’est d’ailleurs avec un groupe de chefs scouts, parmi lesquels son modèle de référence, Antoine Assaf – aujourd’hui devenu prêtre, mais passé dans la légende du scoutisme libanais et de l’activité sociale sous le nom de « Biche », son totem – ou encore Jean Aboussouan, qu’il formera plus tard l’association arcenciel.
La damnation empoisonnée d’arcs-en-ciel
Féru de joie de vivre, Pierre Issa se laisse prendre par la vague hippie et la révolution culturelle des années 60. Ses modèles sont Ferrat, Brel ou Brassens : « Ils ont tous les trois chanté l’amour, la justice sociale, la liberté ou l’environnement, et cela a influencé toute ma vie. J’ai essayé d’éduquer mes filles en fonction de ces valeurs grâce à ces trois artistes. »
Après s’être laissé prendre un moment par la tentation de la violence, avec le début de la guerre en 1975, dans un moment de grande confusion, il comprend rapidement que « la violence, que ce soit par défense ou agression, ne résout jamais rien ». Mû par « l’humain en tant que valeur suprême », et l’exigence de « donner sans compter » comme saint Ignace de Loyola, c’est-à-dire par « le sens de l’altérité, l’empathie, la compassion et l’amour », il reste loin de la montée aux extrêmes (de gauche comme de droite) qui sont « l’absence de l’empathie » et « la négation de l’autre ».
« Même la damnation est empoisonnée d’arcs-en-ciel », chantait Leonard Cohen en 1969. Pierre Issa en fera l’expérience personnelle. Par une nuit infernale, où, sous les obus, il est en prise avec ses démons intérieurs et où il sent la mort le frôler, c’est l’épiphanie dont arcenciel naîtra.
De la révolte à la révolution
« L’avenir dépend des révolutionnaires et se moque bien des petits révoltés. » C’est à partir d’une phrase de la chanson de Brel, La Bastille, que Pierre Issa se définit : « Je me suis rendu compte que jusque-là, j’étais plus révolté que révolutionnaire – et c’est là que j’ai commencé à changer. Plutôt que d’être révolté contre la gestion des institutions sociales et des associations pour les personnes handicapées par l’establishment religieux ou politique, il m’est apparu qu’il valait mieux être révolutionnaire dans l’approche de la réhabilitation, la réinsertion sociale, l’environnement, etc. », explique-t-il.
Plutôt que de se révolter contre l’ordre établi et ses symboles, Pierre Issa préfère donc s’attaquer au changement du système. Dans la foulée de la pensée de l’essayiste français Idriss Aberkan, il estime que « face au choix entre la vérité et la conformité, l’intelligence choisit toujours la conformité », depuis l’aube des temps. « Mais, de temps en temps, il y a des accidents de parcours qui persistent dans la vérité : c’est de là que naissent les révolutionnaires », souligne-t-il.
Et de relever, dans une logique à la Gandhi : « Quelles que soient les démarches entreprises par un révolutionnaire, elles passent nécessairement par trois étapes : on est d’abord perçu comme ridicule, ensuite comme dangereux, parce que le système est en train de changer, et puis comme évident. Or j’ai vécu cela en permanence dans mon parcours. »
Pour éviter de « se consumer en pensant consumer le monde » et sortir de la « longue nuit personnelle et sociale » qui a failli lui coûter sa vie, il propose à son ami Biche, à l’époque commissaire général des scouts du Liban, de reprendre du service dans le scoutisme, mais ce dernier l’incite aussi à s’engager auprès de lui dans le centre pour personnes handicapées qu’il dirige à Beit Chabab. Puis, en 1982, Pierre Issa reprend Lignes et couleurs, une usine de fabrication de meubles fondée par son père et paralysée depuis 1975, mais cette fois sous l’angle particulier d’une réinsertion sociale pour les personnes handicapées et les toxicomanes. L’expérience est un grand succès.
L’alliance d’arcenciel avec tous les hommes
Il va ensuite s’atteler avec ses compagnons scouts à fonder une association apolitique et aconfessionnelle dans un domaine, le travail social, humanitaire et de développement, qui « est la chasse gardée des communautés confessionnelles depuis le système des millets, sous l’Empire ottoman ». Rompant avec l’ultrapolitisation et communautarisation du socio-humanitaire, arcenciel vise à « toucher tout le monde en préservant une indépendance totale sur le plan financier ». « L’arc-en-ciel comporte toutes les couleurs, s’adresse à tous sans distinction aucune et se lève pour tout le monde. Dans la Genèse, il est le symbole de l’alliance entre Dieu et tous les êtres vivants : il ne connaît pas de peuple élu. La mort, la pauvreté, la maladie ne font pas de différence entre les êtres humains. Pourquoi la solution devrait-elle le faire? » explique Pierre Issa. Considérée comme paria à ses débuts, l’association représente, 25 ans plus tard, « la victoire et la reconnaissance du modèle d’entrepreneuriat social », souligne-t-il.
Les cinq plaies du Liban
Au plan politique, Pierre Issa décortique une crise mondiale des différents modèles : aussi bien la démocratie, que le libéralisme économique, l’université, l’État-nation comme gestionnaire du vivre-ensemble, ou le mariage en tant qu’institution se trouvent en proie à des convulsions violentes qui s’appellent la prolifération des populismes, les bulles qui explosent, les nouveaux produits financiers qui créent des riches mais pas des richesses, l’ébranlement des regroupements transétatiques et de la globalisation, les replis identitaires, le Pax, l’union libre, le mariage pour tous, etc. C’est « le clair-obscur » où « les monstres » décrits par Gramsci apparaissent, les extrêmes populistes et identitaires. Aussi faut-il changer de cap au niveau politique en adoptant selon lui la même ligne « vert et équitable » de l’entrepreneuriat social.
C’est de là qu’est venue l’idée de relancer le Bloc national « dans une perspective horizontale, une approche associative et réticulaire, allant au-delà des sensibilités communautaires et partisanes sans les abolir, et sortant du cadre rigide et bureaucratique des formations politiques traditionnelles ». Le BN, dont il est le secrétaire général, souhaite atteindre et associer, dans son entreprise de réformer, dit-il, « trois acteurs principaux à la prise de décision : les pouvoirs locaux et centraux, les institutions et organisations (entreprises commerciales, hôpitaux, ONG) et l’individu ».
Pour Pierre Issa, « les cinq plaies » du Liban sont connues : le confessionnalisme, le clientélisme, la corruption, le suivisme, l’héritage politique et le leadership de type zaïm, et il faut respectivement leur opposer la citoyenneté, l’État de droit, l’intégrité, la souveraineté et la démocratie. Selon lui, les chefs de parti se trouvent dans une logique similaire à celle de la concurrence au sein d’une même entreprise afin de progresser dans l’échelle hiérarchique politique; c’est ce qui motive leurs alliances, leurs désaccords et leur quasi-front commun dès qu’un nouvel acteur du dehors essaie d’entrer dans le système.
Et de poursuivre : « Les leaders communautaires ont la haute main sur les textes légaux, de la Constitution au code de la route en passant par la loi électorale, et sur l’argent public. Ils utilisent ces leviers pour assurer leur pérennité au sein d’un même club politique. Ils y arrivent en raison de leur mainmise sur cinq systèmes : communautaire, judiciaire, sécuritaire, médiatique et financier. »
(Lire aussi : Le Bloc national reprend vie et s’engage pour un État de droit)
L’urgence d’un « récit national »
Face à la résignation du citoyen vis-à-vis de l’État-zaamat, le BN souhaite mettre en place « un récit national » qui serait la somme cumulative des apports de chaque communauté au Liban, depuis le Mont-Liban de Fakhreddine jusqu’à la libération du Liban-Sud en 2000, en passant par le Grand Liban de 1920 et l’indépendance de 1943. Mais à chaque fois que l’une des communautés écrit « son » chapitre, elle tombe dans le piège de « l’abus de position dominante », explique Pierre Issa. Or le cycle est en principe terminé en 2000 et chacune des communautés a apporté sa pierre à l’édifice national. La composante chiite, dont le Hezbollah, est donc elle aussi appelée à y adhérer.
« Le récit libanais est terminé, et nous avons tous été les auteurs d’un projet national commun que nous devons défendre tous ensemble. Or les partis communautaires sont en train de mettre à risque ce projet. Le premier ennemi dans ce contexte est Israël, qui a intérêt à ce que nous restions divisés. Le pays a besoin de partis nationaux », dit-il. Et c’est la fonction du BN. « Durant des décennies, la polarisation a opposé les souverainistes aux résistants, chacun traitant l’autre de traître. Ils sont tous ou presque aujourd’hui dans le même camp depuis le compromis présidentiel » de 2016, précise le secrétaire général du parti.
En face, il n’y a donc plus d’alternative. Des associations de la société civile ont tenté de combler depuis 2015 le vide, mais sans échapper à une perception de marginaux de la part de la rue. « Former un nouveau parti, c’était risquer de subir la même perception », souligne Pierre Issa.
Pourquoi le Bloc national ?
Pourquoi avoir relancé le BN ? « Beaucoup de partis nous ont proposé d’adhérer à leurs formations respectives. Mais le projet du BN est un rêve pour tous les Libanais depuis les années 50 et il y a 4 millions de militants BN qui s’ignorent. En 1944, quand le BN n’était encore qu’un bloc parlementaire, il s’est opposé au projet de création de l’État d’Israël. Depuis, le bloc parlementaire puis le parti ont appuyé la résistance tout au long. En 1969, le BN est le seul à avoir refusé de signer l’accord du Caire parce qu’il portait atteinte à la souveraineté et au monopole de la violence légitime et desservait ainsi les causes palestinienne et libanaise. En 1975, Raymond Eddé a fait le choix de la non-violence. De même, il a pris position pour la défense de la souveraineté et le refus de l’occupation syrienne au prix de la présidence de la République. Quant aux projets de loi sur le mariage civil, le secret bancaire, ou la loi sur l’enrichissement illicite, tout cela était visionnaire. » Pierre Issa rend surtout hommage à Carlos Eddé, Amid du BN, « le seul à avoir a eu le courage et l’intelligence de voir ce changement dans le monde et la nécessité de réformer les partis politiques et leur fonctionnement ». Se basant sur l’expérience d’arcenciel, Pierre Issa ajoute : « La politique sera “vert et équitable” dans le cœur de son action et ou elle ne sera pas. Carlos Eddé est le premier à l’avoir compris. » Quant à son message aux Libanais, c’est le suivant : « Nous sommes sur un même paquebot en train de couler à tous les niveaux et les tentatives de rafistolage ne fonctionneront pas. Nous sommes le Bloc national pour que la nation devienne un seul bloc. Les gens sont désespérés : les partis communautaires œuvrent en agitant le spectre de la peur et du besoin, des armes, de la violence, des services, des instincts identitaires. En tant que directoire attaché à toutes les valeurs du BN, à commencer par la souveraineté, nous voulons donner de l’espoir, au-delà des enjeux de partage du gâteau. »
Très bel article MHG mais le monsieur n’est pas convaincant surtout s’il nomme JUSTE ISRAËL comme ennemis
21 h 44, le 29 juillet 2019