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De sable ou de rocaille

Il y avait les enfants de la montagne et les enfants de la plage, qui passaient donc l’été en ville. Nous faisions partie des premiers, plus familiers avec la chenille du grand sphinx qui hante les vignes qu’avec les crabes translucides, à peine éclos, qui griffent le sable de leurs petites pattes en se déplaçant de guingois. À eux les embruns, à nous la poussière. À eux, à peine les serviettes étalées, le choc olfactif de la pastèque mêlée aux algues, et de l’ozone où flotte une vague pourriture pétrolée. À nous la fraîcheur sèche des aiguilles de sapin, les crottes de bique sur les sentiers escarpés, la respiration de la terre quand la brume la soulage des feux du jour, le bavardage du jasmin dans l’obscurité. À eux l’horizon plat et mouvant. Le nôtre était vertical, massif, immobile, sauf parfois une imperceptible rumeur dans les platanes ; sauf certaines nuits, les cabrioles de la Lune enfin pleine sur la ligne des cimes. À la rentrée, ils étaient rouges avec des traces de pelure sur les épaules et le nez, la tignasse blondie par le chlore des piscines. Nous étions bruns jusqu’au bout des doigts, d’un brun solide et saturé. Nos bras, coupés de blanc à la frontière des manches, avaient l’air d’avoir été assemblés au hasard par un dieu fou.

Tous les dimanches, il venait à la maison tant d’inconnus qu’il n’était pas rare que les enfants, aidant au service, se voient réclamer l’addition. Nous faisions d’incessants et harassants allers-retours jusqu’à la place, 500 mètres plus bas, pour ramener ce qui manquait en cuisine, apprenant au passage le calcul élémentaire et ce robuste accent du Nord qui se greffait sur notre parler beyrouthin compassé de français. Le marché débordait de cerceaux multicolores, de ballons et de cordes à sauter, de tomates sauvages, une joue pourpre et l’autre verte, énormes et crevassées, de pommes, toutes petites, oblongues et sucrées, de poires qu’on appelait « tête de mule », variété rougeâtre de la poire williams, astringente et addictive…

La véritable épreuve était l’étape du boucher et du marchand de poules. Tout l’art était d’éviter l’heure du sacrifice, celle où, tenue par les cornes, la chèvre subirait le couteau dans la jugulaire en vous fixant de son œil bleu, implorante et terrorisée, tandis que les autres, attendant leur tour, chevroteraient de toute leur détresse caprine. Suspendue par les sabots, la chèvre était ensuite fendue du col à la queue et dépecée tout entière. Les poules étaient glissées la tête en bas dans des entonnoirs métalliques où, en se débattant, elles s’égorgeaient d’elles-mêmes… Que de fois avons-nous été tentés de retenir la main assassine ou simplement prendre la fuite. Nos premières leçons de « choses », nous les avons acquises à même ces lieux de souffrance ordinaire. Avoir vécu cela nous autorisait à jouer les faux durs dans les cours de récréation où la simple vue d’un genou écorché faisait défaillir les autres. Chaque automne nous ramenait à la fois plus songeurs et plus aguerris. Ceux de la plaine, eux, avaient appris à nager.

Il y avait les enfants de la montagne et les enfants de la plage, qui passaient donc l’été en ville. Nous faisions partie des premiers, plus familiers avec la chenille du grand sphinx qui hante les vignes qu’avec les crabes translucides, à peine éclos, qui griffent le sable de leurs petites pattes en se déplaçant de guingois. À eux les embruns, à nous la poussière. À eux, à peine...

commentaires (2)

Mais oui j'ai connu et aussi nos "excursions" dans les collines environnantes où nous devorions notre pique-nique d'oeufs durs, de tomates "baal" et de sardines en boîtes comme s'il s'agissait d'un repas gastronomique. Et le dimanche, la concurrence entre les notables du village à qui va pouvoir rafler le premier chez le boucher la moitié du mouton. Et puis ces balades à pied au crépuscule dont nous revenions les mains rouges et les jambes écorchées après avoir mangé les fruits des mûriers sauvages qui étaient à notre portée. Et les premiers baisers échangés parfois dans le jardin sous les fenêtres des parents qui n'y voyaient que du feu. Merci d'avoir joliment réveillé tous ces souvenirs.

Marionet

21 h 47, le 04 juillet 2019

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Commentaires (2)

  • Mais oui j'ai connu et aussi nos "excursions" dans les collines environnantes où nous devorions notre pique-nique d'oeufs durs, de tomates "baal" et de sardines en boîtes comme s'il s'agissait d'un repas gastronomique. Et le dimanche, la concurrence entre les notables du village à qui va pouvoir rafler le premier chez le boucher la moitié du mouton. Et puis ces balades à pied au crépuscule dont nous revenions les mains rouges et les jambes écorchées après avoir mangé les fruits des mûriers sauvages qui étaient à notre portée. Et les premiers baisers échangés parfois dans le jardin sous les fenêtres des parents qui n'y voyaient que du feu. Merci d'avoir joliment réveillé tous ces souvenirs.

    Marionet

    21 h 47, le 04 juillet 2019

  • Bravo ! Vous m'avez ramener 60 ans en arrière. Merci pour votre impression. J.C.R.

    REBOURS Jean-Claude

    20 h 01, le 04 juillet 2019

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