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Décryptages - Décryptage

L’art moderne dans la peinture libanaise : une question de premier plan

De quoi parle-t-on quand on parle d’art moderne ? Qu’est-ce que l’art moderne libanais ? Quels peintres ont permis son avènement ? Éléments de réponse avec Gregory Buchakjian, spécialiste de l’art libanais et arabe. Enseignant en histoire de l’art à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), il revient sur une période charnière et fondamentale de la peinture libanaise, le passage à la modernité ayant eu cours durant le XXe siècle.

Gregory Buchakjian. Photo DR

Dès lors qu’on parle de courant artistique ou de mouvement littéraire, d’inévitables questions se soulèvent d’elles-mêmes : peut-on délimiter des tendances éparses et disparates au sein d’une forme d’unité ? Une tendance donnée ayant émergé d’un lieu particulier à un temps T reflète-t-elle véritablement une pratique globale à l’échelle d’un pays ou d’un continent ? À quel point l’histoire des arts et de la littérature suit-elle le développement des sociétés ? Malgré la présence des manifestes qui se multiplient à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les artistes avaient-ils toujours pleinement conscience de s’inscrire dans un champ plus large dépassant leur activité propre ? Enfin, peut-on échapper à l’anachronisme ?

Mais face au risque de l’insupportable aporie, l’intelligence humaine adopte un réflexe vital : elle délimite, borne, définit puis classe. Quitte à effleurer les bords mouvants de l’approximation, un consensus finit par se mettre en place et à être accepté par l’ensemble de la communauté des historiens et des spécialistes. Ainsi, l’art moderne occidental possède sa définition. On dit qu’il apparaît dans les années 1870 avec les impressionnistes sous l’influence d’Édouard Manet, alors que la deuxième révolution industrielle est en plein essor et que le paysage urbain est profondément altéré. Avec l’apparition de gares ferroviaires, d’usines, d’industries nouvelles, de l’aviation, de nouvelles technologies, comme la daguerréotypie (l’ancêtre de la photographie), toute la société occidentale se trouve en plein processus de modernisation. On constate alors un phénomène de synchronicité dans le domaine des arts et de la littérature, qui conduit à un rejet des formes de figuration traditionnelles dans la peinture, l’écriture, et même la musique. Un courant à la fois pictural, littéraire (et musical aussi, avec notamment Claude Debussy) vient opérer cette rupture : le symbolisme. Charles Baudelaire (1821-1867), critique d’art, et malgré une certaine forme d’attachement à la tradition classique dans sa poésie (mais le poète des Fleurs du mal n’a jamais été à un paradoxe près), se fera chantre avant-gardiste de la modernité : il annonce que le beau n’est plus cette beauté antique et divine, hyperbolique, claire et rectiligne, prônée par l’académie ; le beau devra descendre des cieux vers la rue, au cœur même de la ville et de la société humaine, et exprimer l’éphémère, l’étrange, l’insaisissable. « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », écrira-t-il dans son essai La modernité, issu du Peintre de la vie moderne publié en 1863.

« Au Liban, on a importé la modernité, les Occidentaux l’ont inventée »

Trop résumée, trop lacunaire, cette définition de l’art moderne doit néanmoins permettre de saisir de quoi l’on parle quand on évoque l’art moderne dans le monde occidental. C’est là un passage nécessaire et capital pour aborder la question de la modernité dans l’art libanais, fortement imprégné des avancées ayant cours en Europe. « Au Liban, on a importé la modernité ; les Occidentaux l’ont inventée. À l’époque des impressionnistes, chez nous, on peignait des prélats. Du temps de Monet, la peinture libanaise n’avait encore rien de moderne : on ne peint que des christs en croix et des portraits d’hommes d’Église », prévient Gregory Buchakjian. « Jusqu’au début du XXe siècle, il n’y a pas vraiment ce qu’on peut appeler une pratique artistique au Liban. C’est-à-dire que l’art est essentiellement hiératique. C’est de l’art sacré et des portraits de prélats. On commence à avoir de l’art moderne avec des portraits de civils et des paysages, ensuite avec des tableaux représentant des nus ou des scènes de genres (un type d’oeuvre peinte ou dessinée qui figure des scènes à caractère anecdotique ou familier). Il y a en ce moment un accrochage à l’étage supérieur du musée Sursock, un mur de portraits faits par Georges Daoud Corm (1896-1971). Sa génération, avec Omar Onsi (1901-1969), Moustafa Farroukh (1901-1957) et César Gemayel (1898-1958), en introduisant des sujets sociaux et politiques, fait qu’on peut parler d’une modernité au Liban. Mais il s’agit d’une modernité plus intellectuelle qu’esthétique. Sur ce dernier point, c’est encore assez proche de la peinture impressionniste qui s’est faite en Europe au milieu du XIXe siècle. Toutefois, on peut dire qu’on a un pied dans la modernité quand un artiste comme Farroukh traite de sujets tels que la politique, la famine pendant la Grande Guerre, l’émancipation de la femme, la relation au territoire… C’est la génération suivante, au cours des années 50, composée de Saliba Douaihy, Michel Basbous et les autres, qui va être résolument moderne sur le plan esthétique : ils vont introduire l’abstraction et être très influencés par ce qui se fait à Paris, à New York, etc. ».

D’après Gregory Buchakjian, trois « leviers » chronologiques ont opéré successivement jusqu’à arriver à une forme de modernité complète dans la peinture libanaise : le premier se met en place avec Daoud Corm (1852–1930), qui est l’un des premiers à peindre des sujets non religieux ; le deuxième avec son fils Georges Corm, et la génération Onsi et Gemayel ; et le troisième au niveau formel avec Michel Basbous. « Basbous a joué un rôle extrêmement important dans l’invention de la modernité libanaise qui sera très pluridisciplinaire en expérimentant tous les médias possibles et imaginables. Il fera d’un village perdu au milieu de nulle part (Rachana) un lieu de la modernité ; il y emmène Jack Lang faire du théâtre, c’est quand même extraordinaire ! Il y fera venir des compositeurs, des gens de théâtre, des chorégraphes… », affirme Gregory Buchakjian.

Cet historien de l’art libanais et directeur de l’École des arts visuels de l’ALBA, une institution au sein de laquelle beaucoup d’artistes célèbres dans la modernité ont étudié ou enseigné (de Chafic Abboud à Paul Guiragossian, de Michel Basbous à Helen Khal), connaît bien son sujet : il fait partie depuis sept ans du comité consultatif de la collection Saradar (une organisation à but non lucratif spécialisée dans l’art libanais et celui de la région). Buchakjian stipule que « Saradar est peut-être le seul exemple d’une collection libanaise qui s’est constituée avec la volonté d’être un objet scientifique : volonté de partager avec le public et de produire du savoir. Qu’est-ce qui est libanais, arabe ou du Moyen-Orient ? ». Cette volonté de se définir par rapport au reste du monde est essentielle pour comprendre les ressorts de l’art moderne libanais : « Dans beaucoup de pays du monde, excepté entre autres le Japon qui a sa propre tradition picturale, il y a eu une influence de l’Occident. Cette influence n’est pas pour autant un calquage car une nouvelle forme d’art naissante va nécessairement refléter les problématiques propres au pays dans lequel elle émerge. Si la génération des peintres modernes libanais, les Onsi, les Gemayel et compagnie, a peint des paysages, c’est parce qu’on était en train de construire une identité nationale, et s’ils ont peint des nus, c’est parce qu’on ne le faisait pas avant. C’était quelque chose de très nouveau, à la fois pour les chrétiens et pour les musulmans, car on était dans une société où la nudité était absente. »

Un art moderne libanais pluriel et complexe

Une influence un peu tardive de l’Occident, la fin d’un exclusivement religieux, l’apparition de la nudité, des paysages nouveaux, des sujets sociaux et politiques, du figuratif qui peut tendre vers l’abstraction : l’art moderne libanais semble bel et bien avoir ses critères. Pourtant, quand on observe côte à côte un tableau de Khalil Zgheib (1911-1975) et de Chafic Abboud (1926-2004), l’appartenance de ces œuvres à un même courant est loin de sauter aux yeux. « L’art moderne libanais a beaucoup de tendances : il y a des artistes qui vont aller vers le social, d’autres vers l’expression, d’autres vers l’abstrait. Aucune œuvre ne peut condenser tout cela. Quand on parle des années 1960, il ne faut pas imaginer que tout le monde allait dans la même direction. On dit que, à l’époque, beaucoup de peintres qui étaient plutôt figuratifs se plaignaient du fait que pour être exposé au Salon d’automne du musée Sursock, il fallait peindre de l’abstrait. Ce dissensus est très représentatif des conflits idéologiques de ce temps. Il y avait des artistes pour qui l’art devait être profondément politique, engagé, un art de lutte ; et d’autres pour qui l’art était davantage une expérimentation de forme et de média. Dans ces deux extrêmes on trouve d’un côté Basbous et de l’autre Charaf », clarifie Gregory Buchakjian. « L’art moderne est une scène très complexe au Liban. Même le parcours des artistes est en perpétuelle évolution : Rafic Charaf peint des toiles extrêmement violentes avant la guerre, et pendant celle-ci, il peint des icônes byzantines, alors qu’il est chiite ; il peint des sujets chrétiens parce qu’il veut croire à la cohabitation islamo-chrétienne. C’est comme Picasso qui, après avoir créé le cubisme, se met à peindre des tableaux à la Ingres. Sans parler de Aref Rayess qui a peint des choses tellement différentes qu’un non-initié ne pourrait même pas dire qu’il s’agit des oeuvres d’un même auteur. »

Les peintres de la modernité

Une question taraude alors : quels sont les peintres libanais de la modernité qui ont été les plus influents ? « Cette question ne m’intéresse pas. Il y a des artistes dont on ne parlait pas il y a quelques années et dont on parle beaucoup aujourd’hui. Par exemple, Etel Adnan ou Helen Khal. Ou encore Seta Manoukian, qui a été complètement oubliée jusqu’à ce qu’on lui refasse une biographie et qu’on l’emmène au musée Sursock. Pourtant, dans les années 1970, elle était extrêmement célèbre. Chaque fois qu’elle faisait une expo, il y avait 50 articles dans la presse ! Puis elle est allée à Los Angeles, elle est devenue nonne bouddhiste, elle s’est retirée, elle a été un peu oubliée, et maintenant elle est « under the spotlight » à nouveau ». Alors, qui est le plus influent ? Est-ce que Chafic Abboud est plus influent que Paul Guiragossian, est-ce que Aref Rayess est plus influent que Rafic Charaf, est-ce que Michel Basbous est plus important ? En termes de sculpture par exemple, Saloua Raouda Choucair est devenue à la mode beaucoup plus tard que Basbous, mais parce que c’était une femme… Est-ce que l’un est plus important que l’autre ? D’ailleurs, c’est pareil pour l’art moderne occidental, la question est insoluble. Qui est le plus important : Pablo Picasso ou Marcel Duchamp ? Paul Klee parce qu’il a tout absorbé ? Les futuristes ou les constructivistes russes parce qu’ils ont célébré la technologie ? Les peintres allemands qui peignent la ville comme Otto Dix et compagnie ? » s’interroge le chercheur. Outre la difficulté de démarquer les artistes libanais les plus influents de la modernité, et suite à de nombreuses publications et travaux collectifs, Gregory Buchakjian constate un manque d’information concernant ces derniers. « Je sens aussi ce manque d’information à propos des artistes libanais en tant qu’enseignants : mes étudiants viennent me dire qu’ils ne trouvent rien ou très peu de choses à propos des peintres dont on parle en classe. Car s’il y a beaucoup d’articles sur les artistes contemporains, notamment en ligne, parce que ces artistes sont de la génération qui a connu l’essor d’internet, il y a très peu de choses à propos de la plupart des artistes libanais qui viennent avant cette époque », déplore-t-il.

À y regarder de près et en allant se promener du côté du musée Sursock ou dans quelques-unes des nombreuses galeries et institutions qui pullulent à Beyrouth et dans le reste du pays, il apparaît indiscutable que l’art moderne libanais est riche et foisonnant. S’il est en partie issu de l’influence de la pratique picturale occidentale, son développement est bel et bien le reflet du développement d’une culture et d’une histoire propres : les œuvres qui en découlent constituent une partie importante d’un patrimoine libanais qui, à son échelle, n’a rien à envier à un patrimoine français, russe ou allemand… Une chose reste alors encore à faire : prodiguer à l’art moderne libanais une plus grande visibilité et un meilleur recensement officiel pour lui permettre une plus grande assise dans le monde de l’art à une échelle internationale.

Carte de visite
Né à Beyrouth en 1971, Gregory Buchakjian est historien de l’art, artiste visuel et interdisciplinaire et directeur de l’École des arts visuels à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA). Il a pris part à de nombreux jurys académiques et artistiques, dont le Salon d’automne du musée Sursock (2009), le Prix Boghossian (2012), Exposure (Beirut Art Center, 2013) et Beirut Art Residency (2017). Il a aussi publié plusieurs textes consacrés à l’art libanais et arabe, tels que War and Other Impossible Possibilities. Thoughts on Arab History and Contemporary Art (Alarm Editions, Beyrouth, 2012), Passing Time, en collaboration avec Fouad Elkoury et Manal Khader (Kaph Books, Beyrouth, 2017), ou encore Abandoned Dwellings. A History of Beirut avec Valérie Cachard (Kaph Books, Beyrouth, 2018). Ce dernier ouvrage est paru en même temps qu’une exposition photo éponyme présentée au musée Sursock entre novembre 2018 et février 2019. Fruit d’un travail de sept ans d’exploration de lieux abandonnés et de cartographie de la ville de

Beyrouth, ce travail reflète l’importance des questions de territoires urbains chez Buchakjian : il obtient en 2016 une thèse de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) intitulée « Habitats abandonnés de Beyrouth, guerres et mutations de l’espace urbain, 1860-2015 ». Entre 1997 et 2004, il cofonde avec Pierre Hage-Boutros et Rana Haddad l’Atelier de recherche ALBA, « une plateforme transdisciplinaire ayant appréhendé des problématiques urbaines telles la mémoire et l’appropriation de l’espace ».

Dès lors qu’on parle de courant artistique ou de mouvement littéraire, d’inévitables questions se soulèvent d’elles-mêmes : peut-on délimiter des tendances éparses et disparates au sein d’une forme d’unité ? Une tendance donnée ayant émergé d’un lieu particulier à un temps T reflète-t-elle véritablement une pratique globale à l’échelle d’un pays ou d’un...

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