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Décryptages - Décryptage

L’art est-il le nouveau snobisme ?

Dans le microcosme de l’art, tout le monde connaît l’élégante silhouette de Saleh Barakat*, galeriste et curateur de renommée.

Pour lui, l’art se porte bien, mais...

Saleh Barakat. Photo Michel Sayegh

Saleh Barakat n’aime rien moins qu’expliquer, convaincre et défendre l’art. Celui qui a toujours apprécié côtoyer les artistes et échanger avec eux sur leur travail, leurs inspirations, leurs rêves et leurs parcours confie ses angoisses à L’Orient-Le Jour. « L’art est de plus en plus perçu comme un simple produit d’investissement, et la frontière entre valeur et prix de l’art est de plus en plus poreuse. C’est tout un monde qui sépare le patron milliardaire et collectionneur du XXIe siècle, conseillé par son gestionnaire de fortune, des érudits passionnés du début du XXe siècle. L’art est réduit aujourd’hui à un train de vie, voire un nouveau snobisme. »

En effet, on ne compte plus les cabinets de conseil en achat d’œuvres, en gestion de collection, y compris au sein même des institutions financières. L’industrie du luxe, qui a engagé le mouvement dans les années 1980, a depuis été rattrapée par les fondations d’entreprise émanant des secteurs de la banque et de l’assurance. Et le galeriste d’ajouter : « On a oublié que l’art est d’abord une émotion, celle qui vous prend aux tripes, celle qui, dans un élan, vous pousse à acquérir une œuvre, à la contempler tous les matins, posée au sol ou accrochée sur une cimaise, sans jamais se dire un jour : et si je vendais ce tableau, il vaut tellement plus aujourd’hui. Mais le monde ne sait plus ni regarder ni ressentir, mais simplement écouter. Écouter combien cela vaut et combien cela vaudra à l’avenir. Partout on cherche à côtoyer l’art devenu une monnaie d’échange, une valeur sûre pour investir et faire fructifier son capital, et l’artiste est évalué par le nombre de zéros qui s’affichent sur la liste des prix. Plus on gagne sa vie, plus on espère doubler son capital. Un Jeff Koons qui vaut 90 millions de dollars, ce n’est plus de l’art, c’est une transaction ! ».

1960-2019, qu’est-ce qui a changé ?

Il n’y a pas de doute que le Liban a connu un âge d’or de 1960 à 1975. C’était une période florissante, mais surtout c’était une petite communauté plus ramassée, un cercle formé de journalistes, d’artistes, de galeristes, de musiciens, de gens du théâtre, voire de politiciens, qui se réunissaient dans les petits cafés (le Horseshoe à Hamra était quasiment leur QG), pour refaire le monde. « C’était une ère littéraire ! Les gens s’instruisaient, lisaient, se documentaient. Roger Assaf, Chafic Abboud, Janine Rubeiz, Nidal Achkar, Jalal Khoury, Yvette Achkar, Ghassan Tuéni, Amine el-Bacha, Onsi el-Hajj, Huguette Caland s’écoutaient et se respectaient. Et il suffisait qu’un critique d’art comme Joe Tarrab vante le travail d’un artiste pour que le lendemain l’affluence double à la galerie. » Et Saleh Barakat d’ajouter sur sa lancée : « Aujourd’hui, le problème est celui de la communication, le monde s’éparpille, on ne lit plus ou on lit les mauvaises choses, notre attention est kidnappée par les réseaux sociaux. »

Les possibilités de ce que l’on peut considérer comme art ou pas se multiplient de plus en plus. Qu’est-ce que l’art ? Le rappeur Booba ou l’orchestre contemporain de Londres ? Apocalypse Now ou Game of Thrones ? Les œuvres dans les galeries d’art ou les photos sur Instagram ? Et un tweet de Myriam Klink sur sa chirurgie esthétique récolte plus de « likes » qu’un article dans un quotidien respecté sur une exposition au musée Sursock. De nouvelles questions surgissent. Qui décide ce qu’est l’art et ce qu’est une simple photo ? Nous ? Les « experts » ? Les réseaux sociaux ?

Je suis un optimiste né

Sauf que pour Saleh Barakat, cet optimiste né comme il aime à se définir, l’art aujourd’hui se porte très bien, la scène artistique libanaise est foisonnante de talents et le bouillonnement culturel est fructueux. « Nous avons de grands architectes, de grands décorateurs, des photographes, des vidéastes, des peintres, des acteurs, de jeunes metteurs en scène que beaucoup de pays nous envient. Les galeries répondent à des standards internationaux et les galeristes sont plus au courant et de plus en plus concernés. Les artistes s’exportent et sont présents sur toutes les scènes internationales. Une vente chez Christie’s compte souvent plus de 20 % d’artistes libanais, et la Biennale de Venise en accueille plus d’un. « Ce qui contribue à la montée d’un artiste, c’est aussi la reconnaissance étrangère. Ceux cautionnés par l’Occident voient leur cote grimper. »

Mais ou est le problème ?

« Nous avons certes beaucoup de collectionneurs, mais très peu de mécènes. De ceux prêts à se lancer dans un mécénat ambitieux à l’opposé des approches spéculatives si courantes aujourd’hui, de ceux-là qui s’impliquent davantage auprès des artistes, de ceux-là dont les objectifs sont de promouvoir par le biais de résidences, de prix, d’échanges et de dialogues les artistes émergents afin de leur offrir un tremplin. » Et Saleh Barakat d’ajouter : « Nous n’avons pas assez d’institutions solides qui rassemblent, défendent ou encouragent les artistes. Sur une échelle de 100 artistes, il en existe 90 qui ne mangent pas à leur faim. 

À l’Université de Yale, sur 23 bibliothèques, le budget le plus pauvre pour les acquisitions d’ouvrages est de 2 millions de dollars, et cela concerne les ouvrages du Moyen-Orient. Les universités devraient se donner la main pour organiser des colloques, des rencontres, et l’Université libanaise devrait créer des chaires spécialisées dans l’art libanais. Quant aux galeristes, ils devraient aussi s’entraider pour espérer un jour arriver à financer un pavillon libanais a la Biennale de Venise. Nos artistes le valent bien ! »

*Galerie Agial inaugurée en 1991, et Saleh Barakat Gallery, en 2016.

Saleh Barakat n’aime rien moins qu’expliquer, convaincre et défendre l’art. Celui qui a toujours apprécié côtoyer les artistes et échanger avec eux sur leur travail, leurs inspirations, leurs rêves et leurs parcours confie ses angoisses à L’Orient-Le Jour. « L’art est de plus en plus perçu comme un simple produit d’investissement, et la frontière entre valeur et prix de...

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