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Moyen Orient et Monde - Reportage

En Turquie, un ramadan très politique

Alors que des élections municipales doivent se tenir à nouveau fin juin à Istanbul, le ramadan cristallise l’attention de la classe politique turque et souligne les divisions au sein de la société.

Ekrem Imamoglu, le candidat de l’opposition pour les élections municipales d’Istanbul, lors d’un meeting électoral, le 22 mai 2019. Ozan Kose/AFP

Lundi 6 mai 2019. L’air est lourd en ce début de soirée à Istanbul. Le YSK, le Haut Conseil électoral turc, vient d’annuler l’élection du nouveau maire de la ville, le candidat d’opposition Ekrem Imamoglu (élu le 31 mars dernier avec moins de 14 000 voix d’avance sur son adversaire de l’AKP, le parti au pouvoir), après d’interminables semaines de délibération. Une nouvelle qui n’empêche pas l’ex-édile de s’afficher tout sourire sur les réseaux sociaux en train de rompre le premier jeûne de ce nouveau ramadan, en compagnie de compatriotes stambouliotes. Attitude étonnante de la part d’un élu membre du CHP, le parti fondé par Atatürk et défenseur d’un État turc républicain et laïc? Pas vraiment, selon Jean-François Pérouse, géographe et auteur de la postface du livre de François Georgeon Le mois le plus long – Ramadan à Istanbul : « Les iftars (repas de rupture du jeûne) organisés en public par la municipalité ou les partis politiques sont l’occasion pour les politiciens de tous bords de se rapprocher de leurs électeurs et de renforcer leur ancrage local. En jouant la carte de la conformité et de la normalité, ils essayent de créer l’unité derrière eux. »

Alors que, selon les chiffres officiels, 99 % des Turcs seraient de confession musulmane, l’opposition ne veut pas laisser à l’AKP, le parti islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan, le monopole de la représentation religieuse. Mais cette volonté de rassemblement ne va pas de soi dans une société turque qui reste profondément partagée entre croyants pratiquants et adeptes d’un mode de vie plus libéral. Énième illustration de cette dichotomie, trois jours après le début du ramadan, à Ankara : en plein discours à l’Assemblée nationale, un député du CHP boit une gorgée d’eau. Réaction outrée dans l’hémicycle de certains parlementaires issus des rangs de l’AKP : « Vous devez respecter le mois sacré du ramadan ! »

Pourtant toujours officiellement laïque, la Turquie, dirigée depuis plus de quinze ans par Recep Tayyip Erdogan, prend de plus en plus ses distances avec le sécularisme. Exemple, certains présidents d’universités décident de fermer les portes des cafétérias sur les campus durant l’intégralité du ramadan. C’est notamment le cas, depuis plusieurs années, à l’Université Atatürk d’Erzurum, une ville du nord-est du pays, réputée conservatrice. « Ceux qui souhaitent déjeuner malgré tout durant le ramadan sont obligés d’acheter à manger en dehors du campus, explique un étudiant en médecine, sous le couvert de l’anonymat. Cela coûte beaucoup plus cher et il y a très peu de restaurants ouverts à Erzurum. Ici, la pression publique est forte et les gens qui ne jeûnent pas sont très mal vus. »

Pour le politologue Mustafa Görkem Dogan, avec ce genre de décisions unilatérales, les soutiens de l’AKP cherchent avant tout à conserver leur hégémonie culturelle en Anatolie : « Il y a une vingtaine d’années, dans des villes comme Erzurum, Konya ou Kayseri, personne n’aurait ne serait-ce que pensé à manger publiquement. Mais l’urbanisation de ces régions a fait évoluer les mentalités. Les jeunes d’aujourd’hui ont des smartphones, ils peuvent voir le monde et se posent des questions. Certains supportent de moins en moins les restrictions. Alors en réaction, les conservateurs durcissent les règles. » Conséquence de ce choc des cultures : des incidents éclatent régulièrement lors du ramadan. En 2016, des mélomanes réunis pour une soirée chez un disquaire d’Istanbul ont été attaqués par une vingtaine d’individus qui leur reprochaient d’écouter de la musique et de boire de la bière durant le mois de jeûne. Quelques jours plus tôt, un homme recevait un coup de poing au visage pour avoir fumé une cigarette dans la rue. L’année suivante, c’est une jeune femme, vêtue d’un short, qui se fait agresser dans un bus. « C’est comme ça que tu t’habilles pendant le ramadan ? Tu n’as pas honte ? » aurait clamé son agresseur avant de lui assener une gifle.

Des comportements violents influencés par les discours rétrogrades des dirigeants de l’AKP, d’après la militante féministe Selin Top : « Le problème n’est pas la religion mais la manière dont le gouvernement l’utilise pour défendre une société patriarcale. » « Ces altercations restent marginales, mais elles témoignent tout de même d’une fracture au sein de la société, précise, quant à lui, Mustafa Görkem Dogan. La période du ramadan ne crée pas de divisions mais elle peut exacerber celles déjà existantes. » Des divisions qu’Ekrem Imamoglu, le maire déchu d’Istanbul, devra tenter de gommer s’il veut réitérer l’exploit du mois de mars et remporter à nouveau les élections municipales dans la capitale économique et spirituelle turque, le 23 juin prochain.


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