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Économie - Tribune

Répondre à la crise et l’aune de l’effritement de l’autorité de l’État

Le secrétaire général de l’Association des banques du Liban, Makram Sader. Photo DR

Récemment, les médias ont consacré leurs analyses, et c’est leur droit, à des chiffres gonflés qui avaient été dans un premier temps inclus dans le budget mensuel de la Banque du Liban daté du 28 février 2019. Cela a été fait suite à une entrée comptable incorrecte, corrigée dans celui publié le 15 mars 2019. Le tapage médiatique a été accentué par l’ampleur du montant corrigé qui a dépassé les 21,6 milliards de dollars. Bien entendu, le chiffre gonflé de 21,6 milliards de dollars concernait les budgets consolidés des banques opérant au Liban. La BDL ayant procédé à une correction en réduisant ses dépôts bancaires, il était nécessaire que le budget consolidé des banques soit ajusté aux mêmes montants et dates que ceux adoptés par la BDL, et ce sur la base d’une circulaire qui devrait être émise à cet effet par le conseil central.

Le fait est qu’il ne s’agit ni de dépôts ni de prêts, mais des écritures comptables opposées qui représentent des actifs financiers des banques résultant de l’ingénierie financière avec la Banque du Liban. Les mêmes montants sont également inclus dans le passif et résultent également de l’ingénierie financière avec la BDL. Ainsi, la correction rétablit une croissance modeste des bilans en ligne avec l’augmentation des dépôts de la clientèle.

En partant du fait que la croissance des actifs et des dépôts bancaires a été faible, il faut reconnaître que la capacité des banques à fournir un financement supplémentaire à l’État et à l’économie soit très limitée, sauf à utiliser les placements auprès de la Banque centrale. La souscription à de nouvelles émissions d’obligations souveraines nécessiterait la réduction des dépôts bancaires auprès de la Banque centrale sous forme de certificats de dépôt et en dehors des exigences en réserves obligatoires.

La baisse du volume des prêts au secteur privé, malgré sa faiblesse, reflète cette réalité en 2018, puisqu’ils sont passés de 59,52 milliards de dollars à 58,91 milliards de dollars, soit une baisse de 1 % qui équivaut à 610 millions de dollars. Bien entendu, la baisse des prêts au secteur privé n’est pas uniquement due à l’exiguïté de liquidité des banques : ces dernières ont augmenté leurs portefeuilles d’obligations d’État au cours de la période allant de décembre 2017 à décembre 2018 de 1,623 milliard de dollars, soit de plus de 5 % !

La baisse des prêts est en partie due à la baisse de la demande des secteurs économiques, qui ont réduit leurs nouveaux investissements et ont pratiquement cessé de développer leurs activités en raison de la situation politique actuelle. Cette baisse est aussi due à l’inaction du gouvernement, qui a mis plus de neuf mois à être formé, dans la mise en œuvre des réformes sur lesquelles il s’était engagé lors de la conférence de Paris, dite CEDRE. Enfin, la baisse des prêts est due à la hausse des taux d’intérêt sur le marché de Beyrouth. Les statistiques de la BDL montrent une augmentation sensible des taux en 2018 : de 8,09 à 9,97 % sur le marché de la livre libanaise, et de 7,74 à 8,59 % sur le marché du dollar. La hausse a été plus légère en 2017 : ils étaient passés de 7,26 à 7,67 % pour les prêts en dollars, alors que les taux sur la livre avaient baissé de 8,47 à 8,09 %...

Des taux élevés ne signifient pas que les banques bénéficient de marges plus importantes, bien au contraire puisqu’on enregistre une baisse des marges d’intérêt sur le marché de la livre, qui sont passées de 1,16 à 0,76 en 2018 et de 1,92 à 1,26 sur le marché du dollar. La baisse des marges entraîne une baisse de la rentabilité des banques, d’ailleurs les données préliminaires indiquent une chute de 16 % des profits passant de 2,672 milliards de dollars en 2017 à 2,234 milliards de dollars en 2018. La question des profits mérite d’être davantage clarifiée, surtout suite aux propos tenus par un ancien député, selon lesquels le capital des banques aurait haussé de 0,3 à 27 milliards de dollars sur la période 1990-2018 et que leurs profits auraient aussi dépassé les 27 milliards sur cette période. Cela signifierait que les banques auraient réalisé des bénéfices de plus de 54 milliards de dollars depuis le début des années 1990 !

Bien sûr, ces chiffres sont exagérés et faux. Exagérés, car le capital des banques, y compris des banques d’affaires, a atteint 21,943 milliards de dollars à la fin de 2018. Faux, car l’on ne peut pas additionner les bénéfices et le capital des banques. Au cours de la période 1990-2018, les banques libanaises ont réinjecté la majeure partie de leurs profits, soit 60 % ou 13 milliards de dollars, dans leurs fonds propres. Les banques ont été également en mesure d’attirer de nouveaux investissements de plus de 9 milliards de dollars auprès d’un grand nombre d’investisseurs libanais et non libanais. C’est aussi une erreur que de considérer les intérêts collectés par les banques sur les prêts comme des bénéfices. En fait, presque les deux tiers des intérêts que perçoivent les banques sont versés aux déposants sous forme d’intérêts créditeurs. Le reste sert à financer le coût des salaires et traitements, et les dépenses d’investissement. Ces deux postes ont absorbé en moyenne 55 % des marges réalisées au cours de la période 1990-2018.

Outre les dépenses susmentionnées, il convient de calculer la charge fiscale sur les revenus qui, au cours de la période moyenne considérée, représente environ 10 % des marges d’intérêt et des autres produits, y compris l’ingénierie financière. Après une augmentation du taux d’imposition des revenus des sociétés de 15 à 17 % et des intérêts de 5 à 7 %, avec une logique de double imposition des banques, la charge fiscale réelle sur les profits des banques atteindrait plus de 45 % à partir de 2018. Le tout, alors que le secteur bancaire doit durant cette même période renforcer ses fonds propres et ses réserves conformément aux normes financières et comptables du secteur bancaire international. Mais aussi continuer à fournir des fonds suffisants à l’État et au secteur privé libanais compte tenu de la réduction de la note souveraine du Liban et des banques opérant dans le pays. Ce qui accroît la pondération des risques liés aux emprunts et investissements locaux et, par conséquent, aux exigences en fonds propres.

Il convient de noter que la charge fiscale effective de 45 % des bénéfices n’inclut pas la taxe sur les intérêts de 7 %, qui est à la charge des déposants. Cette taxe génère actuellement des recettes au Trésor public de plus de 650 millions de dollars, selon nos estimations. Les recettes issues de cette taxe augmentent paradoxalement à mesure que le risque-pays et les intérêts augmentent ! Concernant la nécessité de revoir le régime fiscal, nous pensons que cela est nécessaire en raison de l’ampleur de la fraude et de l’évasion fiscale massive, que nous évaluons à quatre milliards de dollars par an ! Il est tout de même étonnant qu’on reproche aux banques l’augmentation de leur fonds propres ! Comment peuvent-elles financer l’économie et le pays si leur capitalisation est insuffisante ? Certains milieux politiques et médiatiques essaient également de lier l’augmentation du capital des banques à la hausse de l’endettement de l’État.

Ces approches manquent d’objectivité et sont fausses. Le fait que la dette de l’État augmente est d’abord dû à la corruption et au gaspillage qui ont conduit au creusement des déficits des finances publiques au cours des 25 dernières années, portant l’endettement du pays à 155 % du PIB. La poursuite de cette dynamique de dépense publique et de l’impuissance du pouvoir à se réformer accentuent ce creusement ! L’érosion du pouvoir de l’État serait le principal déterminant de la hausse de la dette publique, puisque le Trésor ne peut pas percevoir tous les droits de redevances et taxes, et que le contrôle des ports est défaillant face à la contrebande. Enfin, le fait que l’État ne puisse pas jouer son rôle de stimulateur de l’économie en raison du gaspillage accentue aussi l’endettement du pays ! Le gaspillage des ressources de l’État empêche le développement des infrastructures, ce qui empêche à son tour le monde des affaires d’élargir ses activités et de créer des emplois surtout pour les jeunes. La reprise de la croissance exige de résoudre les véritables problèmes à travers un changement radical de la structure de l’économie du pays. Sans quoi, ni l’ingénierie financière de la BDL ni aucun financement des banques ne seront plus suffisants ou soutenables. Le coût de l’attente est beaucoup plus élevé que le coût de l’action. Et ce gouvernement n’est-il pas un « gouvernement qui travaille » comme l’a appelé son Premier ministre.

Un État collecte les impôts et exerce son autorité sur l’ensemble du territoire en maîtrisant le contrôle des frontières, des ports. La faillite de l’État sur ces plans a pour conséquence une baisse des recettes du Trésor, un recul du tourisme et l’absence d’investissements. À ce stade, la morale ne peut plus être dissociée de la politique. Nous avons besoin de renforcer l’autorité de l’État dans toutes ses composantes. Nous avons besoin d’un État de droit afin qu’il constitue à lui seul le cadre nécessaire à la restructuration de l’économie du Liban et à la croissance inclusive.

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*Secrétaire général de l’Association des banques du Liban (ABL).

Récemment, les médias ont consacré leurs analyses, et c’est leur droit, à des chiffres gonflés qui avaient été dans un premier temps inclus dans le budget mensuel de la Banque du Liban daté du 28 février 2019. Cela a été fait suite à une entrée comptable incorrecte, corrigée dans celui publié le 15 mars 2019. Le tapage médiatique a été accentué par l’ampleur du montant...

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