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Habillage

Nous portions l’uniforme. Nous étions de notre collège comme on est d’un pays, et nous revêtions chaque matin les couleurs de cette appartenance. À la longue, prisonnières résignées d’un camaïeu de bleu, de jupes rêches et de cols strangulatoires, nous n’avions plus d’autre souci vestimentaire que la propreté de notre mise et la chasse au bouton manquant dont l’absence nous mortifiait. Les plus rebelles pouvaient tout au plus afficher, ô scandale, un ourlet de deux doigts plus haut que le genou ou déboutonner le haut de la chemise, péchés véniels qui leur valaient cet avertissement si redouté par les autres, mais pour elles si réjouissant qu’on en jalousait leur désinvolture. Tout le monde n’était pas de la même trempe. Aux moins audacieuses il restait, pour se distinguer de la foule glapissante, les chaussures et la coiffure. Pour « noirs ou marron » ainsi que l’exigeait le règlement, les souliers, quand ils n’étaient pas orthopédiques (il sévissait une épidémie de pieds plats), cristallisaient à eux seuls tout ce que nous savions des tendances du moment. Quant à la chevelure, nos regards aiguisés par la monotonie étaient capables de repérer une coupe au millimètre près – comme ça te change ! – même si aux yeux des profanes le changement était absolument invisible.

Le dimanche, on nous engonçait dans les habits du dimanche. Raides, inertes à force d’être « sages », nous n’avions que faire d’être beaux de la trompeuse beauté des images. Mais nos parents adoraient voir nos cheveux brillantinés, nattés-serrés comme des crinières, tirant les tempes jusqu’à la douleur. Petites icônes humaines apprêtées pour l’hebdomadaire présentation au Temple dont les officiants variaient – tour à tour grand-mère, grand-tante, oncles ou vieilles cousines –, on nous reléguait, nos joues dûment pincées, embrassées, piquées, tapotées, dans un coin où nous nous occupions à voix basse de faire passer le temps. Autant dire que notre rapport au vêtement ne fut jamais serein. Il n’y avait pas pour nous, entre 6 et 12 ans, plus décevant cadeau d’anniversaire qu’une nouvelle robe ou un pull de marque annonciateurs de longs après-midis d’ennui. Pour autant, il ne nous aurait pas déplu, en cours de semaine, d’avoir le loisir de nous distinguer un peu. Mais nous n’y pensions même pas.

Ainsi étions-nous la veille du 13 avril 1975, gamines réjouies du printemps revenu, anticipant, parmi les mimosas en fleurs, les vacances de Pâques et puis, merveille, les grandes vacances. Au lieu de quoi nous eûmes la guerre, l’exil, les grandes séparations. À la rentrée, tremblantes dans le réfectoire du collège bombardé, l’uniformité de nos uniformes nous semblait réverbérer notre unité de destin. Plus tard, dégringolant d’abri en cachette, nous nous étions accoutumés, enfants et adultes, à privilégier les vêtements informes. Les accalmies nous apprirent l’importance de l’élégance. Avec les moyens du bord, il nous fallait rapidement nous ressaisir et participer à ce leurre réconfortant : se faire beau pour neutraliser la laideur du monde. À ceux qui se moquent doucement de l’obsession bien libanaise de l’apparence, une confidence : aux âmes qui flageolent, l’habit permet parfois de tenir debout.

Nous portions l’uniforme. Nous étions de notre collège comme on est d’un pays, et nous revêtions chaque matin les couleurs de cette appartenance. À la longue, prisonnières résignées d’un camaïeu de bleu, de jupes rêches et de cols strangulatoires, nous n’avions plus d’autre souci vestimentaire que la propreté de notre mise et la chasse au bouton manquant dont l’absence nous...

commentaires (3)

Fifi a évité de peu le déshabillage de l'ame en cette commémoration funestement habillée du 13 avril. Ouf!

Tina Chamoun

18 h 31, le 11 avril 2019

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Commentaires (3)

  • Fifi a évité de peu le déshabillage de l'ame en cette commémoration funestement habillée du 13 avril. Ouf!

    Tina Chamoun

    18 h 31, le 11 avril 2019

  • Depuis la chute de l'URSS le monde s'est réinventé une conscience qu'il n'avait pas du temps de la tuerie libanaise.

    Shou fi

    09 h 22, le 11 avril 2019

  • "souvenirs souvenirs" chantait Johnny Hallyday! Et caynous revient avec un pincement au cœur!

    Wlek Sanferlou

    03 h 45, le 11 avril 2019

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