Nous apprenions il y a quelques jours que le Liban était classé 91e, soit dans la mauvaise moitié du « Rapport mondial du bonheur » établi sur les 156 principaux États que compte notre planète. Ce classement lancé en 2012 par les Nations unies prend en compte des données rationnelles – telles que le produit intérieur brut (PIB), le soutien social, l’espérance d’une vie saine, la liberté, la générosité et l’absence de corruption – pour mesurer une notion subjective. Le PIB, comme chacun sait, est l’indicateur de la production de richesse, du niveau de vie, du pouvoir d’achat dans un pays donné. De richesse, nous ne produisons guère, ou à peine. En revanche, on ne connaît pas, à une échelle aussi congrue que celle du Liban, pays plus productif en termes de valeurs culturelles de qualité, qu’il s’agisse de cinéma, de mode, de design, d’architecture ou d’arts en général, sans compter un secteur informatique en plein essor. Définissez le mot richesse et vous obtiendrez chez nous moins de confort, de sécurité et d’équité, mais tellement plus d’enthousiasme, de rêve et d’intensité émotionnelle au km2 que n’en comporte, par exemple, la vaste Finlande, grande première de ce classement.
Certes, pour la vie saine, avec la pollution galopante qui nous ronge, ou pour le soutien social public, proche de zéro, ou surtout la corruption qui a atteint des sommets, il faudra repasser. Mais la générosité est encore là, heureusement bien ancrée dans nos traditions et généralement bien transmise. Il ne s’agit pas ici des trop célèbres et parfois nauséeuses débauches festives – quoi que – mais des grandes et belles initiatives civiles qui ont toujours comblé chez nous les lacunes d’un État endémiquement défaillant. Malades, réfugiés, personnes âgées ou dépendantes, femmes battues, homophobie, abus en tous genres, enfants en situation de retard scolaire, reforestation, nettoyage des plages, ramassage et recyclage des déchets solides, protection du patrimoine, pressions contre des projets iniques tels que le barrage de Bisri… La société a pris l’habitude de s’organiser pour faire face aux problèmes, et les citoyens sont plus enclins à aider leurs pairs à travers les associations qu’à payer des impôts pour combler le gouffre des finances publiques aggravé par la corruption. Quant aux libertés, ce n’est évidemment pas rose tous les jours mais on sait bien, dans les sphères du pouvoir, qu’on n’est jamais à l’abri d’une levée de boucliers à la moindre tentative de museler les Libanais.
En gros, nous ne sommes pas heureux au sens rationnel, mais nous avons encore, au bout de la langue, un ancien goût de bonheur et une envie violente de le recouvrer. Ce souvenir nous est un puissant moteur. Il nous mobilise à plein temps et trouve nombre d’entre nous, chaque matin, manches retroussées et prêts à servir une nouvelle cause. Compenser les manques dont nous souffrons collectivement nous tient constamment occupés. Ici, tout est à faire et ne se fera pas tout seul. Nous n’aurons jamais un pays idéal, ou pas avant longtemps, mais nous avons sans cesse de nouvelles causes à défendre, des espaces de liberté à conquérir, de petites victoires à remporter. Ces satisfactions ne sont pas quantifiables. Elles ne remplacent pas notre besoin légitime de quiétude et de sérénité. Mais elles nous le font oublier en apportant du sens à nos vies.
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Jadis, le bonheur de vivre existait au Liban. Le citoyen se contentait de ce qu'il gagnait selon l'adage : "Un paysan satisfait, c'est un sultan caché". Mais depuis l'avènement de la "peste noire" de la corruption à tous les échelons de l'Etat et de la société civile, le bonheur de vivre est sorti par la fenêtre. Chacun veut être riche avec un chalet au bord de la mer, une villa à la montagne, une Srilankaise ou une Philippine pour chaque enfant, une voiture dernier modèle pour chaque membre de la famille et pour finir, un mariage avec 1500 invités pour la "mahroussa" ou le "mahrous"...
Un Libanais
17 h 03, le 28 mars 2019