Peut-on gagner une guerre contre son propre peuple ? Certains, beaucoup même aujourd’hui, semblent considérer que oui. Peu importe que l’on ait largement participé à la destruction de son propre pays, que l’on ait usé des pires moyens possibles et imaginables pour terroriser et tuer sa propre population, que l’on ait vendu sa souveraineté aux puissances étrangères, que l’on ait condamné plusieurs générations à vivre dans un perpétuel chaos, seule compte la victoire militaire, seule compte la survie du régime. « La guerre, c’est la guerre », répondent en chœur les défenseurs du régime syrien, et cette guerre-là, Bachar el-Assad l’a gagnée.
Il l’a gagnée grâce aux Russes et aux Iraniens, les nouveaux maîtres de la Syrie, en laissant les premiers bombarder intensivement les rebelles et les seconds importer des dizaines de milliers de combattants chiites venus du Liban, d’Irak, d’Afghanistan ou encore du Pakistan. Il l’a gagnée parce que les « Amis de la Syrie » ont abandonné un à un la rébellion, après avoir participé, pour certains d’entre eux, à sa radicalisation. Il l’a gagnée parce que l’État islamique, dont il a contribué au succès, a occupé le centre de la scène et détourné l’attention occidentale à un moment décisif du conflit. Il l’a enfin, et peut-être surtout, gagnée parce qu’il a été prêt à tout : à libérer les islamistes des prisons pour pouvoir ensuite se présenter comme la seule alternative au chaos ; à anéantir des quartiers entier ; à lâcher des barils de TNT sur les marchés aux heures de pointe ; à utiliser à plusieurs reprises des armes chimiques contre des civils ; à faire disparaître des centaines de milliers de personnes ; à faire fuir la moitié de sa population pour pouvoir rester au pouvoir… La liste pourrait encore être très longue. « Bachar a fait à son peuple ce que les Israéliens nous ont fait, sinon pire », nous confiait il y a peu l’ancienne diplomate palestinienne Leila Chahid.
Est-ce cela le moindre mal ? Mais comment cela pouvait-il être pire ? Les chiffres, qu’on a tant de fois mis en avant sans jamais réussir à leur donner réellement corps, parlent pourtant d’eux-mêmes : 500 000 morts (selon l’ONU), 6 millions de réfugiés, 6 millions de déplacés, des centaines de milliers de disparus. Et dans la même logique, le conflit syrien, c’est aussi un chaos ayant ouvert la porte à de multiples interventions étrangères, avec les risques que cela implique et ayant favorisé l’ascension des groupes jihadistes les plus puissants de l’histoire. Encore une fois, comment cela pouvait-il être pire ?
Les plus fervents partisans du régime célèbrent une victoire contre un grand complot mondial destiné à se débarrasser de ce qu’il considère être un pilier de l’anti-impérialisme, sans prendre conscience de l’absurdité de cette vision. Les proloyalistes, qui se considèrent tous spécialistes en géopolitique, se félicitent du maintien du régime au nom du réalisme et en comparaison à ce qui s’est passé dans les autres pays arabes où les dictateurs sont tombés. « Vous auriez voulu que la Syrie devienne une nouvelle Libye », répètent-ils à l’envi, en oubliant volontairement de préciser que la situation en Libye, bien que chaotique, demeure largement moins explosive qu’en Syrie.
Même si l’on oublie la morale, même si l’on oublie les droits de l’homme et les droits de la guerre, même si l’on considère, à raison, que le régime syrien n’a pas le monopole de la violence et de l’horreur ni en Syrie ni dans toute la région, comment peut-on considérer que son maintien puisse être une solution réaliste pour stabiliser le pays et gagner la paix ? « La Syrie est ruinée et va être un foyer permanent d’agitation pendant la prochaine décennie », nous confiait récemment un diplomate occidental sous couvert d’anonymat.
La reconstruction est estimée à 400 milliards de dollars. « Ni les Russes ni les Iraniens n’ont les moyens de payer la facture. Les Chinois ne sont pas prêts, pour l’instant, à prendre ce type de risque. Et pour nous, il est clair que la reconstruction ne peut être qu’une récompense », résumait la source occidentale. Les Américains font pression sur les pays du Golfe pour qu’ils gardent leur distance avec le régime. Les Israéliens font pression sur les Russes pour sortir les Iraniens de l’équation.
La guerre est presque terminée et résulte, pour l’heure, sur une division du pays en zones d’influence : une zone prorégime, une zone rebelle, une zone turque et une zone kurdo-américaine. Mais un autre bras de fer diplomatique et économique a déjà débuté dans lequel la normalisation des relations avec le régime est doublement liée à une transition de pouvoir et à un départ des forces iraniennes.
Bachar el-Assad l’a déjà prouvé à maintes reprises : il ne cédera rien. Les Iraniens ne le feront qu’en derniers recours, tandis que les Russes, malgré des déclarations positives, n’ont concrètement montré aucun signe susceptible de laisser penser qu’ils sont disposés à sérieusement négocier. L’issue de ce bras de fer devrait essentiellement dépendre de la détermination des Occidentaux. Seront-ils prêts, à moyen terme, à renouer avec un régime accusé de crimes contre l’humanité et qui est loin d’avoir été un allié fiable par le passé ? Seront-ils aveugles au point de considérer que le peuple syrien, qui a été violé, torturé, enlevé, gazé et tué, puisse accepter que tout redevienne comme avant, et même pire qu’avant, comme si de rien n’était ?
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commentaires (11)
Parfaite analyse, juste de bout en bout. Bravo!
Emmanuel Pezé
18 h 16, le 20 mars 2019