Lundi 14 mars 2005. La place des Martyrs… Rebaptisée place de la Liberté. Des dizaines de milliers de Libanais, d’horizons divers et toutes confessions confondues, affluent des différentes artères vers le centre-ville dans un mouvement ininterrompu. En fin de matinée, ils seront près d’un million. Une marée humaine. Un méga-rassemblement populaire sans précédent dans l’histoire du Liban. Leitmotiv de cette mobilisation : « La Syrie dehors ! ». Une réaction à une vaste manifestation organisée quelques jours auparavant, le 8 mars, par le Hezbollah et ses alliés avec comme slogan « Merci à la Syrie! ».
Le méga-rassemblement donnera naissance au courant, souverainiste, du 14 Mars. Par opposition au 8 Mars, étiqueté pro-Assad. Quatorze ans plus tard, une question est sur toutes les lèvres : Que reste-t-il du 14 Mars ? Une question posée souvent avec amertume. Un minimum de discernement s’impose toutefois.
Si l’on perçoit le 14 Mars uniquement comme une simple coalition de partis et de personnalités regroupés autour d’objectifs conjoncturels, auquel cas il n’en reste effectivement plus rien. Ou plutôt très peu de chose. Mais il s’agirait là d’une perception un peu trop réductrice de ce courant, ne tenant pas compte de toute la dimension de la crise existentielle que traverse le pays depuis des décennies.
Dans cette optique, le 14 Mars représente bien plus qu’une traditionnelle coalition partisane. Il suffit pour s’en convaincre de se placer dans une perspective historique. Ce mouvement représente en effet un état d’esprit, un projet politique à portée nationale.
Depuis la proclamation du Grand Liban en 1920, deux grands courants se disputent la scène locale : l’un sensible aux chants des sirènes provenant de l’environnement régional ; et le second par essence souverainiste. Dans le sillage de la naissance du Liban dans ses frontières actuelles, au début du siècle dernier, certains ressortissants ont rejeté la nationalité libanaise, refusant d’être « détachés » de la Syrie. Une fois ce sentiment antilibanais dépassé au fil des ans, c’est à un problème d’allégeance auquel le pays sera confronté après l’indépendance de 1943. Nombre de Libanais auront, au gré des circonstances, les yeux constamment rivés sur différents acteurs régionaux, soit sous l’impulsion d’un sentiment nationaliste arabe à l’époque de Nasser, soit sous le couvert d’une solidarité avec la cause palestinienne, à la fin des années 60 et durant les années 70, ou aussi sous le prétexte de « nécessaires » relations prétendument privilégiées avec le régime Assad, père et fils. Le clivage entre Libanais au cours de ces différentes phases prendra une tournure nettement confessionnelle.
C’est précisément à ce niveau que se situe toute la portée et l’importance de « l’esprit du 14 Mars », du projet politique national porté par la révolution du Cèdre. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine du Liban, de vastes manifestations populaires de grande envergure, à caractère transcommunautaire – c’est là le point fondamental –, ont mobilisé de larges pans de la population autour de slogans unifiés, d’un même projet souverainiste, d’un même leitmotiv : « La Syrie dehors », « Liban d’abord ».
Le slogan « Liban d’abord » peut paraître l’expression d’un angélisme primaire, à l’eau de rose. Il reflète, au contraire, une ligne de conduite que l’on pourrait qualifier de « libaniste » et qui se traduit en substance par la position nationale suivante : les Libanais ont suffisamment enduré du fait des manœuvres et des conflits régionaux depuis les années 50 du siècle dernier, il est donc grand temps qu’ils cessent de subir « la guerre des autres » et que leurs dirigeants œuvrent sérieusement à édifier un État rassembleur susceptible de plancher sur les dossiers du développement équilibré et les problèmes de la vie quotidienne de la population, de manière à instaurer une paix civile durable en cessant d’entraîner le pays sur la voie des projets stériles de société guerrière, au service des puissances régionales.
Tel est l’essence de l’esprit du 14 Mars, illustration d’un projet politique libaniste qui pour la première fois n’est plus l’apanage d’une seule composante communautaire – en l’occurrence chrétienne – mais qui bénéficie désormais d’une adhésion pluricommunautaire. Avec la révolution du Cèdre, nous avons donc assisté à l’émergence d’une ébauche de sensibilité nationale libanaise dépassant les traditionnels clivages verticaux. Cette nouvelle donne est certes encore fragile ; elle devrait mûrir et évoluer progressivement, ce qui nécessite de tenir le pays à l’écart des tensions, ingérences et interférences régionales. Tout un programme, sans doute chimérique dans le contexte présent. Mais le 14 Mars aura eu cet immense mérite de semer la graine. Reste à avoir le souffle nécessaire pour entretenir et faire fructifier cette semence sans se laisser vaincre par un quelconque sentiment d’amertume.
commentaires (7)
La différence entre les souverainistes et les autres c'est que, justement, les premiers sont ceux qui défendent les intérêts du peuple et du pays, alors que les autres défendent les intérêts de tout le monde sauf des leurs. Donc au fils du temps, ils finiront par plier car la traîtrise ne paie pas et au final il vaut mieux avoir un bon plat réchauffé, bien a soi, qu'un autre qui vous sera repris a la première occasion. Si certains se lassent d'entendre la logique, le bon sens et les slogans "Libanistes", nous ne pouvons que leur citer le fameux proverbe bien Libanais: Eltekrar bi3allem le 7mar".
Pierre Hadjigeorgiou
12 h 47, le 02 avril 2019