Je me souviens, dans mon enfance, de la cuisine bruissant de murmures et de ragots derrière des buissons de persil aux racines pleines de terre, mis à tremper, et des voix couvertes par les longues mélopées koulthoumiennes que la radio dévidait avec une lenteur d’agonie. C’était le temps où, curieux comme des écureuils, nous voulions tout savoir des choses de la vie que la vie nous cachait à juste titre, vu que nous n’y comprenions rien. Chaque bribe de conversation nous était une pépite qui, ajoutée à quelques autres, composait un cadavre exquis dont nous tirions, d’un air entendu, de fantaisistes conclusions. « Pour la cinquième fois, tu te rends compte? Il paraît qu’elle a été excommuniée… » Il s’agissait de la chanteuse Sabah dont les aventures, à l’époque, faisaient couler dessus les éviers des fleuves d’eau de vaisselle irisée de fantasmes. Ça veut dire quoi « excommuniée » ? On nous lançait des regards consternés, lourds de sens : « Elle est dans le péché jusqu’aux yeux, Sabah, ma petite fille. Elle n’a plus droit à la communion. C’est une punition, c’est comme si elle était mise à l’écart des autres. » Mais nous avions de la tendresse pour la flamboyante et si joyeuse créature qu’il nous arrivait d’entrevoir sur l’écran noir et blanc, quand on oubliait de nous envoyer lire au lit après les dessins animés. Et si, comme le prétendaient les commères, elle était mise à l’écart de l’Église, nous étions convenus qu’elle pouvait très bien vivre sans y aller et prier si tellement mieux dans son cœur plein de rires. On apprendrait plus tard que tout le monde, au Liban, change de confession, qui pour divorcer rapidement, qui pour officialiser son concubinage, qui pour faire hériter ses filles et pour mille autres raisons, chaque chapelle offrant des options que l’autre n’a pas, mais aucune ne les proposant toutes ensemble.
Aujourd’hui, beaucoup trouvent plus simple, dès le départ, de faire un petit saut à Chypre : le mariage civil, reconnu au Liban à condition qu’il soit « commis » ailleurs, assure aux deux membres (majeurs) du couple – ainsi qu’à leurs futurs enfants – des droits égaux et équitables loin de la colère divine et du regard moralisateur, intrusif et culpabilisant du clergé, ainsi que la liberté de s’allier entre religions différentes en évitant le casse-tête des incompatibilités juridictionnelles. Mais il s’agit d’un choix qui n’est accessible qu’à une certaine frange de la société. Le genre qui réfléchit trop, qui s’informe, se rebelle, s’en donne les moyens et se complique la vie. Il s’agit de ne pas faciliter les choses aux autres. Où irait-on si chacun s’amusait à batifoler hors de son enclos ? De quoi vivrait le clergé ? Que deviendrait son influence s’il n’avait plus accès à la conscience et à la vie privée de ses ouailles ?
À peine notre ministre de l’Intérieur Raya Haffar el-Hassan déclarait-elle sur Euronews souhaiter « ouvrir une porte au dialogue pour réguler le mariage civil facultatif », que le mufti de la République la lui claquait au nez. Et pourquoi pas l’abolition du système confessionnel tant qu’elle y est ? En voilà une qui prend le risque d’être un jour privée de funérailles. Chypre n’aura qu’à se diversifier dans l’enterrement.
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SACREE POETESSE MADAME FIFI !
LA LIBRE EXPRESSION
18 h 07, le 21 février 2019