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Liban - Société

Un mini-Manille les dimanches à Hamra

Rencontre avec des employées de maison philippines, en leur jour de congé, autour de plats du pays, karaoké et fêtes d’anniversaire.

Une table bien garnie pour célébrer l’anniversaire de Geoline.

Tous les dimanches, toute une portion du quartier beyrouthin de Hamra, face à l’entrée de l’école Saint-François, se transforme en un espace récréatif pour la communauté philippine, spécialement les employées de maison qui travaillent toute la semaine, logent pour la plupart chez leur employeur et sont en uniforme et sans maquillage six jours sur sept.

Dans un café de la rue Émile Eddé, neuf Philippines sont rassemblées autour d’une table sur laquelle sont posés de nombreux plats chauds de leur pays et plusieurs gâteaux : elles célèbrent les 44 ans de Geoline, qui vit au Liban depuis onze ans et travaille à Broummana. Sa sœur, assise à côté d’elle, habite Jounieh et vit au Liban depuis neuf ans. « Chacune a cuisiné un plat à la maison et nous sommes venues célébrer ensemble », explique Joséphine, qui fait partie du groupe et qui travaille au Liban depuis 15 ans. « Nos patronnes nous laissent confectionner nos plats traditionnels », dit-elle en réponse à une question.

Que souhaite Geoline pour son anniversaire ? « De l’argent ! » s’écrie-t-elle. Sa réponse est accueillie par des éclats de rire, et toutes répètent en chœur : « De l’argent ! »

Si ces rues sont devenues le lieu de rencontre de la communauté philippine au Liban, c’est parce que depuis de longues années, tous les dimanches, une messe est célébrée en anglais à l’église Saint-François d’Assise.

Depuis plus de cinq ans, la paroisse a mis à la disposition de la communauté philippine la cour de l’école Saint-François, mitoyenne de l’église. Ici, on peut célébrer toutes les fêtes gracieusement. Dimanche dernier, il y avait trois anniversaires. « Normalement, il y en a beaucoup plus. L’espace est mis à leur disposition gratuitement, parfois même des karaokés sont organisés », précise Khodr, responsable des lieux, montrant trois coins de la cour où des tables en plastique, entourées de ballons multicolores, ont été dressées. Il y avait un anniversaire de mariage, célébré sans le mari qui est resté aux Philippines et dont l’épouse travaille au Liban. Et aussi l’anniversaire de la petite Aya, deux ans dimanche dernier, née d’une mère philippine et d’un père syrien. Aya, née à Beyrouth, porte une robe en tulle multicolore et du rouge à lèvre et tient à la main une baguette magique. Elle pose pour les nombreuses amies de sa maman.

« Nous habitons Achrafieh, mon mari Ahmad vit depuis plus de 15 ans au Liban et travaille au Collège protestant », raconte Annie, la mère d’Aya et qui est arrivée au Liban il y a dix ans. « Tous les jours, j’amène Aya avec moi au travail. Cela ne gêne pas ma patronne », affirme Annie, décorant une table garnie de plats philippins et libanais et de bouteilles de soda. « Ahmad est parti chercher le gâteau que nous avons commandé. Cet anniversaire m’a coûté 500 dollars. Je sais que c’est beaucoup d’argent. Mais cela fait dix ans que je travaille au Liban et que j’économise. C’est la moindre des choses que j’organise une telle fête à ma fille. Elle est tout ce que j’ai », dit-elle.


(Lire aussi : HRW publie un nouveau rapport accablant sur le Liban)


Marché de plein air

À la petite rue du Caire, depuis deux ans, un parking est vidé des voitures le dimanche pour se transformer en marché. L’endroit grouille de monde. Ici, on trouve de faux bijoux neufs, des vêtements et des chaussures d’occasion et de la maroquinerie d’imitation. Une section du parking est également dédiée aux mets philippins. Le prix des plats chauds varie entre 5 000 et 8 000 livres, alors qu’on peut déguster un rouleau de printemps ou une banane frite enrobée de pâte pour 1 000 livres

Mario est libanais. Il habite Achrafieh. Il achète d’une Philippine des rouleaux de printemps et des pièces de poulet frit. Parfaitement francophone, il explique : « Tous les dimanches, je viens assister à la messe latine de l’église Saint-François, qui est mon ancienne paroisse. Après l’office religieux, je viens acheter quelques mets philippins pour ma fille et pour moi. C’est succulent. » Devant des becs de gaz placés en plein air, dans divers stands, des femmes philippines s’affairent.

Jane, une Philippine mariée à un Libanais, vit à Raouché avec son époux depuis 1996. « J’ai rencontré mon mari en Italie où il travaillait à l’ambassade du Liban. Nous avons deux enfants, l’un a 22 ans et l’autre 17 »,raconte-t-elle.

Jane ne travaille que le dimanche. Pourquoi a-t-elle décidé de vendre des plats philippins ? « Les employées de maison n’ont pas l’occasion de manger la nourriture de leur pays chez leur employeur. Elles peuvent donc faire ça le jour de congé. De plus, il est facile de trouver les ingrédients. Certains légumes philippins sont plantés dans des champs ou sous des serres à Jounieh et à Saïda », raconte-t-elle.

Eva vit au Liban depuis 25 ans. Elle habite Bir Hassan et a une fille de 19 ans qu’elle a eue avec un réfugié palestinien du Liban. Eva, qui a divorcé peu après son mariage, a élevé seule son enfant. « C’était difficile. Il fallait travailler, travailler et travailler pour rapporter de l’argent, payer l’école. Ce n’était pas évident. Ma fille était brillante et la directrice a réduit pour cela la scolarité », se souvient cette femme qui travaille aujourd’hui trois fois par semaine auprès de la même patronne. « Je passe mon samedi à préparer les plats que je vends le dimanche. Il me faut encore économiser de l’argent car je compte rentrer aux Philippines avec ma fille l’année prochaine afin qu’elle puisse aller à l’université. Elle est brillante et elle aura un bel avenir », dit-elle avec fierté.

Eva, comme beaucoup d’autres femmes présentes au marché, raconte facilement sa vie. Elle s’insurge contre la privation des droits des réfugiés palestiniens « qui sont nés au Liban, qui font de bonnes études, qui sont interdits d’exercer de nombreux métiers et qui ne peuvent pas aller gratuitement à l’Université libanaise ». « Heureusement que j’ai donné à ma fille la nationalité philippine, et elle rentrera définitivement au pays l’année prochaine », poursuit-elle.


(Pour mémoire : Les bureaux de placement appellent à signer des mémorandums d’entente avec les ambassades)



Miss Philippines

Attablée sous le soleil, Felda déguste un dessert de son pays en attendant son amie. « C’est la meilleure amie qu’on puisse avoir. Je l’ai rencontrée au Liban dans un karaoké. Parfois, nous restons des semaines sans nous parler, mais nous savons que nous pouvons compter l’une sur l’autre », raconte-t-elle, montrant les photos de son amie. « Je vis au Liban depuis 20 ans. Cela fait 10 ans que je ne suis pas rentrée aux Philippines. Je préfère travailler et économiser pour mes vieux jours. Je suis une femme seule. Je n’ai pas de mari, mais j’ai une fille qui a déjà 21 ans, qui vit aux Philippine et qui s’est spécialisée dans le tourisme », poursuit-elle.

C’est grâce à son travail au Liban que Felda a pu élever sa fille restée aux Philippines, un pays qu’elle a quitté alors que la petite était âgée d’un an. Elle a réussi aussi, à l’instar de beaucoup d’employées de maison travaillant au Liban, à se faire construire une maison dans son pays natal. « J’aime le soleil. Six jours la semaine, je suis confinée à la maison à travailler. Il fait bon de se mettre au soleil et de se promener », confie-t-elle

Saad est le seul cuisinier libanais des lieux ; il travaille dans la bonne humeur et a une importante clientèle. Comment a-t-il appris à préparer des plats philippins ? « Il suffit de s’y intéresser. Rien n’est difficile si on veut vraiment apprendre, et puis aujourd’hui tout est accessible grâce à internet », dit-il.

Un peu plus loin, à un stand de chaussures d’occasion, Leth essaie des chaussures à talons aiguilles en strass et satin fuchsia. Elle marchande pour acheter cinq paires de chaussures à 20 000 livres. Où mettrait-elle ces escarpins ? « Je participe au concours de Miss Philippines qui se tiendra le 10 mars à l’hôtel Commodore », précise-t-elle. Comme la plupart des autres femmes présentes au marché, Leth, qui vit au domicile de sa patronne, porte l’uniforme six jours sur sept. Ce qui ne l’empêche pas de collectionner les chaussures.

Ruth, soixante ans, qui vit depuis un peu moins de trente ans au Liban et qui a eu plusieurs patrons, ajoute : « Leth a déjà gagné cinq concours en deux ans. Je suis son impresario. Elle participera en mars à deux concours de beauté à Beyrouth. Les filles qui participent à ces activités s’entraînent tous les dimanches dans le cour de l’église Saint-François ».

Le visage avenant, Ruth est mère de trois enfants qu’elle a eus au Liban avec son mari ghanéen rencontré à Beyrouth. Ses congés hors du pays, elle les a passés en Afrique et aux Philippines. Les dimanches, elle se promène. À Hamra, mais aussi à Dora, Antélias ou Jounieh. « C’est notre seul jour de congé. Nous passons notre temps entre amies. Nous marchons tellement que nous sommes épuisées en fin de journée », dit-elle.

Trois femmes philippines prennent le soleil sur un trottoir. Elles passeront la journée ensemble à se promener. Elles conviennent comme de nombreuses autres interrogées que leur patronne (« my madame » en anglais) est « bonne ». « Si notre patronne n’était pas bonne, nous ne serions pas là aujourd’hui », lance l’une d’elles. Alors que de nombreuses autres, qui travaillent comme employées de maison au Liban, n’ont pas le droit de se reposer, de sortir, d’avoir des amis, de respirer pleinement, même pas un seul et unique jour de la semaine.




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commentaires (3)

j'ai été plusieurs fois le dimanche à Bourj Hammoud. Il y a plus de femmes que d'hommes :) quelle différence côté arménien tout est fermé, de l'autre côté brouaha , la vie !

Talaat Dominique

20 h 04, le 23 janvier 2019

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Commentaires (3)

  • j'ai été plusieurs fois le dimanche à Bourj Hammoud. Il y a plus de femmes que d'hommes :) quelle différence côté arménien tout est fermé, de l'autre côté brouaha , la vie !

    Talaat Dominique

    20 h 04, le 23 janvier 2019

  • Bravo à tous ce beau monde. Leur regroupement en association permet de mieux s'organiser dans un pays où souvent ils ou elles vont se sentir oarfois seuls j'imagine. Malgré la présence de leurs employeurs... bien-sûr (c'est pour l'anecdote).

    Sarkis Serge Tateossian

    17 h 33, le 23 janvier 2019

  • Chapeau à ces femmes qui quittent tout pour se rendre dans des pays dont elles ne savent rien pour faire vivre leurs familles et assurer leur avenir! Merci pour cet article qui montre qu'elles sont très nombreuses à avoir une vie heureuse au Liban et tiennent à y rester! Par contre, il était tout à fait inutile de rajouter cette conclusion négative (on le sait, il y a suffisamment d'articles et de témoignanges là-dessus): "Alors que de nombreuses autres, (...) de la semaine". Ca aurait été bien mieux de conclure sur une impression positive et gaie, et de rendre hommage à toutes les familles qui traitent ces femmes comme des membres de leurs familles.

    NAUFAL SORAYA

    07 h 52, le 23 janvier 2019

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