Il y a donc des poètes chez les météorologues. Norma, un nom de code attribué au hasard des classifications, 14e d’un alphabet de tempêtes de même poids comme les boxeurs, ou de même extraction comme les chiens ou chevaux de pedigree. Comment ne pas penser à l’opéra de Bellini ? Norma, grand-prêtresse gauloise cueillant le gui sacré et célébrant la nouvelle lune, un peu comme nous venions de le faire pour la nouvelle année. Norma priant, bouleversante, l’astre vierge : « Casta Diva »... Norma pècheresse, Norma jalouse, Norma terrible, écartelée, prête à tuer ses propres enfants, Norma guerrière et puis Norma maudite, livrée au bûcher avec son amant. Ainsi furent ces derniers jours de neige, avec des orages en contre-ut et des rafales qui vibraient en colorature à travers les interstices des fenêtres.
Comme de tradition au Liban, toute intempérie confrontée à l’impéritie se transforme en cataclysme. Mais après tout, ce n’est que l’hiver, et l’événement est trop rare, en ces temps déboussolés, pour qu’on le boude. Il fait partie de notre identité même, de notre singularité de pays arabe qui ne fait rien comme tout le monde et auquel la neige apporte un petit air d’Europe. Luxe ultime, notre géographie nous offre le choix du climat et les villages de montagne se déversent dans les bourgades plus basses aux premiers frimas.La guerre nous avait jetés là, chante Barbara. Pour nous, « là » était le dernier lieu inaccessible à la démence et aux obus. On s’y serrait les uns contre les autres, on y inventait des jeux et de longs récits pour tromper l’obscurité. Nous faisions surgir à la lueur des bougies des merveilles auxquelles nous finissions par croire. L’air confiné sentait le pétrole, le chocolat et les châtaignes grillées. Le matin, les vêtements, mis à sécher sur le fil, étaient gelés dans des postures spectrales. Nos souvenirs de cette époque incertaine ont la légèreté des flocons qui les ont enchantés et la sacralité de la neige qui absorbait tous les bruits. Trop jeunes pour nous en rendre compte, nous n’imaginions pas l’épreuve que représentait l’approvisionnement nécessaire au maintien de cette féerie. Comme dans le conte, il suffisait de gratter des allumettes… Mais nous étions chez nous dans cette maison de l’été qui prenait ses vacances d’hiver. Tout avait un goût béni d’aventure et de récréation prolongée, même la petite école de la place qui rythmait nos jours et où apprendre, sans subir la pression des notes et des sanctions, était un simple plaisir.
Norma donc. Vierge impure, neige perverse déversée sur des populations qui n’en pouvaient déjà mais. Le blanc manteau, jeté de tout son poids de froidure sur les campements précaires des réfugiés, n’est qu’épouvante. Le Haut-Commissariat de l’ONU distribue ce qu’il peut, reloge où il peut, tout s’inonde. Resteront de terribles images. Un enfant mort, gelé. Un homme exténué, endormi sur une chaise en plastique noyée dans une eau boueuse, les pieds nus contre une chaufferette qui brûle doucement mais ne chauffe rien. Cet hiver est décidément immérité.
commentaires (6)
Je le savais que les talents de Fifi pouvaient aussi s'exprimer, en dehors de nous faire subir les lancinants pleurs pessimistes , sur un passé du Liban révolu . Norma est une réalité nouvelle tirée d'une situation écologique bien actuel . Tel est le Liban nouveau , libre et qui se doit de rester FORT .
FRIK-A-FRAK
17 h 14, le 10 janvier 2019