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Diaspora - Bruxelles, de Lélia Mezher

Au détour d’une rue, le petit Liban de Bruxelles

Il est presque 23 heures, et pour arriver à destination, il faut s’engouffrer dans une rue parallèle à la célèbre avenue Louise de Bruxelles. Il fait facilement cinq degrés en dessous de zéro, mais ce n’est pas le moment de geler sur place. Il faut trouver le Mont-Liban. Il s’agit d’un restaurant libanais, évidemment. Mais pas n’importe lequel. Le patron ici, c’est Maître Georges. Une grande salle toute en boiseries, un bar où trônent un énorme bouquet de fleurs et une myriade de bouteilles de vins. D’ailleurs, pour amorcer cette rencontre, Maître Georges nous offre l’une de ses meilleures bouteilles. Séquence souvenir pour ce restaurateur atypique.
« À l’origine, je suis diplômé en informatique. Mais la guerre m’a pris mon travail, j’enseignais dans une école, et les écoles en tant de guerre… J’ai arrêté d’enseigner un moment, puis une opportunité s’est présentée à moi à l’école Kafa’at. Là-bas, je leur donnais des cours de maths, et comme je mangeais au restaurant, je voyais les élèves en plein travail », raconte-t-il d’une traite, bien calé sur sa chaise. L’envie lui prend alors de se mettre aux fourneaux. « J’ai tout fait, de la plonge jusqu’à la cuisine. Le chef me disait qu’il ne fallait pas que les petits jeunes sachent faire plus de choses que moi… » affirme-t-il en souriant.
Le hasard – ou le destin – se charge ensuite du reste. Il devient maître d’hôtel au mythique Badaro Inn. La guerre une nouvelle fois l’oblige à changer de lieu de travail, il se délocalise dans le Kesrouan pour revenir à Badaro en 1982 lorsque « les choses se calment un peu ». Il gère alors un restaurant italien, Le Fumet, parce qu’entre-temps, il est allé à Florence apprendre les secrets de la cuisine italienne.

Un restaurant repère pour politiciens de tous bords
« Dans mon restaurant, j’ai tout vu. Tout, se rappelle-t-il, un brin mélancolique. La salle était très belle, des boiseries partout, indique-t-il, et c’était un endroit très sûr car nous avions une salle en sous-sol. » De plus, « Badaro se situant à la lisière des deux Beyrouth d’alors, c’était une zone facile d’accès pour tout le monde ».
Petit flash-back sur cette période, et ce sont toutes les intrigues et « magouilles » – Maître Georges n’hésite pas une seconde à utiliser ce mot – du moment qui remontent à la surface. « J’étais au centre de toute cette ébullition politique et j’étais au courant de tout. Vous n’imaginez même pas le nombre de choses que je savais avant tout le monde. À tel point que le directeur des services de renseignements de l’armée disait : Si vous voulez savoir ce qui se passe, demandez à Maître Georges », se souvient-il fièrement.
« J’étais au restaurant un soir et les responsables qui étaient là-bas se sont littéralement sautés dessus. J’ai eu deux chaises cassées ce soir-là et voilà comment a éclaté le scandale de la Transorient Bank. Le moins qu’on puisse dire, c’est que j’étais aux premières loges », raconte-t-il.
Un autre souvenir croustillant ? Il hésite puis se lance : « Un soir, le restaurant était bondé de personnalités. Sur une table, il y avait le chef d’une milice chrétienne qui a été assassiné par la suite. Sur une autre table, un autre chef de milice chrétienne toujours en vie. Dans un coin, le chef des services de renseignements de l’armée. Dans un autre, le directeur général de la Sûreté générale. Plus loin, un long tête-à-tête se déroulait entre l’ambassadeur américain de l’époque et l’ambassadeur d’Algérie. » « En ce qui me concerne, je faisais mine de ne rien entendre, je me tenais derrière le bar, l’air de rien, mais en fait, je ne ratais rien de ce qui se disait entre les deux diplomates. Ils critiquaient allègrement le président de la République de l’époque. Les autres, et notamment le chef des services de renseignements de l’armée, ne parvenaient pas à entendre ce qui se disait, surtout qu’une colonne le séparait des diplomates. » De cette conversation à bâtons rompus entre les deux diplomates américain et algérien, Maître Georges ne prend aucun mot, et le soir après la fermeture, il reçoit un appel téléphonique des SR. « Le chef vous attend, me dit-on sans ambages, mais je suis fatigué alors je leur réponds que je sais ce qu’il veut et que je viendrai le voir demain matin. On me répond que rien n’attendra demain, je me rends donc au quartier général et je leur déballe tout. Une semaine plus tard, l’ambassadeur des États-Unis devenait persona non grata au Liban. »

Bruxelles et… la coexistence nationale
Maître Georges était heureux au Liban, « je gagnais très bien ma vie, j’étais dans mon pays, que demander de plus ? ». Mais quand les conflits interchrétiens éclatent en 1989, il décide de quitter le pays. « J’avais le choix entre l’Arabie saoudite et Bruxelles. Je me suis dit qu’il valait mieux opter pour l’Europe », souligne-t-il. Il travaille dans un restaurant libanais du centre de Bruxelles pendant un moment, puis décide de fonder son propre établissement. Le plus dur ? Trouver les fonds suffisants pour mener le projet à terme. « L’architecte m’avait fait un devis que j’avais accepté. Les travaux ont commencé, mais il a dépassé le budget, je n’avais plus d’argent, tout s’est arrêté en plein milieu. Je suis resté un moment sans rien faire. Puis je suis parti voir une très bonne cliente qui était une habituée de l’ancien restaurant libanais où j’avais travaillé. Je lui ai exposé mon problème. Le lendemain, j’avais un chèque avec la somme nécessaire pour boucler les travaux. Je n’arrivais pas à croire… »
Déjà 20 ans et son restaurant, le Mont-Liban, est devenu une véritable institution à Bruxelles. Maître Georges fournit aujourd’hui le Sénat belge, et il connaît « tout le monde ici ». Lors de la dernière visite à Bruxelles du patriarche maronite le cardinal Nasrallah Sfeir, il aurait, selon ses propres dires, arrangé une rencontre en tête à tête avec le roi de Belgique…
Du passé, Maître Georges semble en tout cas avoir tiré bien des leçons. Dans son restaurant, entre ces murs boisés et accueillants, il est formellement interdit de parler politique. Et pour cause, son équipe est une copie conforme de la mosaïque communautaire libanaise. Dans sa cuisine, il emploie un maronite, un orthodoxe, un druze, un chiite et un sunnite.
Nadim, un habitué qui déjeune chaque midi dans ce restaurant depuis plus de six ans, atteste cependant que lorsque les choses vont vraiment mal au Liban, « les assiettes volent en cuisine ». Mais le boss n’est jamais très loin. « S’ils ont besoin de se défouler, ils peuvent sortir parler dehors. S’ils ont besoin de s’éloigner de cette atmosphère, ils peuvent prendre quelques jours de congé, je les comprends. Mais pas de politique, ça ne sert à rien. S’il ne tenait qu’à moi, je vous le dis, tous nos dirigeants sont bons pour la poubelle… »
Pour en savoir plus sur ce lieu hors du commun, les internautes peuvent se rendre sur le site Internet du Mont-Liban, www.montliban.be
Il est presque 23 heures, et pour arriver à destination, il faut s’engouffrer dans une rue parallèle à la célèbre avenue Louise de Bruxelles. Il fait facilement cinq degrés en dessous de zéro, mais ce n’est pas le moment de geler sur place. Il faut trouver le Mont-Liban. Il s’agit d’un restaurant libanais,...