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Liban - Hommage

La flamme de la résistance s’est éteinte

L’anthropologue et ancien recteur de l’Université Saint-Joseph Sélim Abou, l’un des pères de la deuxième indépendance, n’est plus.

Sélim Abou, un véritable maître qui laisse derrière lui un vide incommensurable.

Autorité de référence académique et bâtisseur d’institutions, anthropologue, philosophe et homme de lettres, père de la notion d’identité libanaise complexe, défenseur du vivre-ensemble, promoteur de la culture de la citoyenneté et des droits de l’homme, chevalier du bilinguisme, porte-étendard de la résistance culturelle aux servitudes en tous genres, mais aussi penseur et visionnaire politique, cadre attentif et paternel durant près d’une décennie pour les étudiants de l’après-guerre en mal d’action politique face à l’occupation syrienne – et surtout héros de la deuxième indépendance du Liban…

Il est bien difficile de résumer tout ce que le pays du Cèdre a perdu en la personne du père Sélim Abou, ancien recteur de l’Université Saint-Joseph – et sans doute le plus grand anthropologue que le Liban ait connu – disparu hier à l’aube à l’âge de 90 ans.

Un géant du monde académique et politique, sans doute. Mais le père Abou était avant tout un esprit superbement libre et courageux, une âme qui ne se prosterne pas, pour reprendre les mots de Nikos Kazantzakis. Ceux qui ont eu le privilège d’assister à l’exercice de maestria annuel que constituait son discours annuel de la Saint-Joseph durant son rectorat garderont toujours le souvenir impérissable d’un intellect flamboyant, porté par un mélange détonant de puissance et de colère rationalisée, tranquille, mais aussi par une ironie acerbe très caractéristique du personnage.

Sélim Abou était en tout impérial.


(Lire aussi : Mission du troisième type, l'éditorial de Issa GORAIEB)


La Compagnie de Jésus
Né en 1928 à Saïfi (Beyrouth) dans une famille grecque-orthodoxe, Sélim Abou se retrouve dès son enfance au contact du monde cosmopolite et pluriel de la ville, ce qui contribue à le marquer durablement et qui sera sans doute à la base de son attachement à la notion d’identité libanaise complexe et ses niveaux d’appartenances multiples, développées ultérieurement dans ses ouvrages. Il fait ses études primaires et secondaires au Collège de l’Université Saint-Joseph, où il est séduit par le style des pères jésuites, notamment par la singularité et la personnalité qui caractérisent chacun des pères, jointes à un sens poussé du don de soi et du bien commun, mais aussi un goût particulier pour l’ascétisme.

L’idée d’adhérer à la Compagnie de Jésus lui vient durant un bref séjour en Terre Sainte, alors qu’assis face au lac de Tibériade, il consulte l’Évangile au hasard, comme il a tendance à le faire, et tombe sur l’appel des Apôtres. Se sentant investi d’une mission, il entre en 1946 chez les jésuites, en France, où il poursuit des études littéraires, philosophiques et théologiques. Il choisit la Compagnie de Jésus parce que les pères jésuites sont « contemplatifs dans l’action » – un oxymore au demeurant parfaitement représentatif du père Abou : ils sont à la fois « dans le monde sans être du monde » et possèdent cette « propension à pouvoir agir », dit-il – sans compter leur sens pédagogique et leur culture immense.


(Lire aussi : Père Abou, symbole de la "résistance culturelle" contre l'occupation syrienne, n'est plus)


L’apôtre du bilinguisme
Féru de lettres classiques, en français, latin et grec et de philologie, Sélim Abou entreprend un doctorat en 1961 sur les aspects culturels du bilinguisme arabo-français, qui s’intitule « anthropologie interculturelle », et ce même s’il préfère enseigner la philosophie, notamment Hegel et Kant, entre 1962 et 1974, à l’Université Saint-Joseph jusqu’à la fermeture de l’École des lettres… Il contribuera ensuite à la mise sur pied de la faculté des lettres de l’USJ avec la collaboration de Mounir Chamoun, René Chamussy et Omar Adada. Il en sera doyen de 1977 à 1992.

L’idée du bilinguisme, Sélim Abou continuera à la défendre jusqu’au bout en dépit des ravages de l’anglais – non pas en raison d’un quelconque attachement vétuste à la France, mais parce que la langue française est un élément fondamental de l’identité libanaise complexe, porteuse à ses yeux d’une fonction culturelle très importante, celle de la formation de l’esprit, de la culture des droits de l’homme, d’un sens critique et d’une structuration de la pensée.


Sur les traces des Guaranis
L’amour premier des lettres le conduit donc inéluctablement vers un amour plus profond, passionnel celui-là, pour l’anthropologie. À l’orée de son troisième an de noviciat, dernière étape dans le cycle de la formation jésuite, il part pour l’Argentine, presque au hasard, et doit apprendre l’espagnol, qu’il ne possède pas, durant la traversée en bateau. C’est là qu’il entre en contact avec la collectivité libanaise émigrée, ce qui lui inspirera en 1978 l’essai Le Liban déraciné sur les immigrés en Amérique latine.

Néanmoins, son coup de foudre en Argentine sera la découverte des ruines des anciennes réductions jésuitiques et sa rencontre avec les tribus indiennes guaranies qui veulent s’intégrer à la province et à la ville en préservant leur identité. Sélim Abou va plonger littéralement dans une expérience pour étudier le phénomène d’acculturation, ce « fait de devenir autre en restant soi-même », en suivant durant dix ans l’évolution de deux tribus guaranies dans ce processus d’intégration sociale et économique. Dans la foulée de The Mission de Roland Joffé (1986), dont le sujet est précisément les missions jésuites auprès des Guaranis au XVIIIe siècle, il publiera en 1993 un ouvrage sur cette expérience, intitulé Retour au Paraná, suivi d’un autre en 2012, Les Mbyas Guaranis. Le Temps de la Reconnaissance, dans lequel il développe l’idée d’une «  citoyenneté différenciée  » qui repose sur trois principes : l’égalité des citoyens, la liberté des individus et la reconnaissance institutionnelle de leur appartenance communautaire et culturelle. C’est aussi dans une perspective comparative avec le communautarisme libanais qu’il place son analyse de cette expérience.


L’engagement sans failles
Mais l’apothéose de la carrière académique du père Abou sera les années passées à la tête du rectorat de l’USJ entre 1995 et 2003, durant lesquelles il ouvre la voie à l’adoption du système européen des crédits, préside à la création de la faculté des sciences de l’éducation et contribue au rayonnement national et international de l’université, en établissant des ponts avec beaucoup d’universités, surtout francophones. Ces années seront surtout marquées par un engagement sans peur, sans failles et sans compromissions pour la libération du Liban de l’occupation syrienne.

Cette propension jésuite à pouvoir agir, Sélim Abou s’en empare très tôt dans sa carrière universitaire. Elle transparaît par exemple en 1968, au lendemain des incidents de l’École des lettres entre étudiants de gauche et de droite, lorsqu’il met un local à la disposition des étudiants de tous bords, à Basta, pour encourager le dialogue. Dans l’esprit de Michel Chiha et de Georges Naccache, il est partisan d’un libanisme ouvert, non particulariste, non identitaire, mais son jésuitisme le rend sensible à la rhétorique de la gauche. Les 33 jours de Bachir Gemayel à la présidence de la République en 1982 et son rapprochement de ce type de libanisme ouvert sur l’islam et le monde arabe le poussent à écrire, après l’assassinat du président-élu, l’ouvrage Bachir Gemayel ou l’Esprit d’un peuple.

Le pourfendeur de l’occupation
C’est toutefois lors de son arrivée au rectorat de l’USJ que cet engagement prend sa pleine dimension. À l’heure où le patriarche maronite, Mgr Nasrallah Sfeir, mène une bataille sur le front politique pour délivrer le Liban de l’occupation syrienne, Sélim Abou s’institue, sur le registre symbolique et académique, en véritable pourfendeur de l’occupation syrienne et des atteintes aux libertés publiques menées par le régime sécuritaire libano-syrien, dont les étudiants souverainistes sont la cible privilégiée depuis le début des années 1990.

Dans ses discours à l’occasion de la Saint-Joseph, Sélim Abou va ainsi s’attaquer, sans se départir un instant de son discours académique, à la violence symbolique pratiquée par Damas contre le Liban et ses institutions. Il dénonce notamment un processus de perversion du langage au service de la légitimation de la tutelle, visant à créer un nouvel univers mental et politique, en annulant le discernement critique qui fonde le jugement, rompant la cohésion sociale, disloquant la solidarité pour la remplacer par de la méfiance, suspendant le discours rationnel afin d’empêcher, ultimement, tout dialogue et toute remise en question du statu quo.

Le père Abou, qui s’attire rapidement le feu menaçant des caciques de l’occupation syrienne, continuera néanmoins à démonter, année par année et pièce par pièce, le système syrien orwellien au Liban et l’idéologie pansyrienne, s’accordant parfaitement dans ce cadre avec l’offensive politique menée par le patriarche Sfeir après le manifeste des évêques maronites en septembre 2000. Aux « Veilles de l’université », titre de son discours en 2001, succèdent les « Colères de l’université » (2002), qui lui valent des menaces indirectes du tuteur syrien, puis, in fine, les « Résistances de l’université » (2003), dans lequel il appelle à la résistance culturelle et politique contre l’occupation syrienne.


(Lire aussi :  Porte-étendard de la stigmatisation de l’occupation syrienne)


La résistance culturelle
En parallèle, convaincu d’abord que les campus représentent l’espace privilégié de l’éducation à la citoyenneté et à la vie politique dans la cité, il réinstitue en 2000 une fédération des amicales et une reprise des activités de type politique, suspendues depuis la guerre civile. Conscient de l’énorme envie des jeunes à s’exprimer politiquement, il veille à laisser libre cours aux initiatives estudiantines, en mettant en garde les étudiants contre les débordements inutiles et les répétitions de type routinier et en essayant de stimuler leur imagination pour des formes de résistance différentes. Peu enthousiaste à l’égard des mouvements de masse, comme le patriarche Sfeir, le père Abou incite en effet les étudiants dans ses discours, en sus des manifestations, à mettre en œuvre une « résistance culturelle » contre l’occupant, les exhortant à écrire, à se faire entendre autrement, à consolider leur engagement pour la culture des droits de l’homme et des libertés publiques, et à sortir de leur carcan communautaire et tribal, en élargissant la plate-forme de leur résistance estudiantine. Mais il ne cherchera jamais à leur imposer quoi que ce soit.

Parfaitement convaincu que le seul moyen d’en finir avec « la mère des plaies » que constitue l’occupation syrienne reste la genèse d’une opposition transcommunautaire, Sélim Abou apporte sa pierre à l’édifice de l’opposition nationale plurielle en gestation à partir de l’an 2000. Sous son égide, une série de conférences articulées principalement autour du vivre-ensemble et de l’indépendance, et animées par feu Samir Frangié, seront ainsi organisées à l’USJ, l’occasion de donner une tribune de choc aux pôles de cette opposition et de créer une synergie avec les jeunes. La dernière de ces conférences, et la plus forte symboliquement, verra Walid Joumblatt tancer le régime de la tutelle avec une force inouïe en janvier 2005, quelques semaines avant l’assassinat de Rafic Hariri…

« Dans le désert au crépuscule, on s’assoit sur une dune, on ne voit rien, on n’entend rien – et cependant quelque chose rayonne en vous », écrivait Saint-Exupéry dans Le Petit prince. C’est bien un monde – et surtout un Liban – de plus en plus désertique et crépusculaire, rongé par l’identitarisme, la montée aux extrêmes, le populisme, la vénalité et le négationnisme de la culture des droits de l’homme – un monde en perte de sens et en mal de transcendance – que le père Sélim Abou a quitté hier matin. La flamme de la résistance s’est éteinte. Pourtant, à bien y faire attention, dans cette nuit apocalyptique que traverse le Liban où l’on ne voit rien, dans cette cacophonie assourdissante et abjecte où l’on n’entend plus rien, la voix de la conscience, celle du père Abou, continue de retentir en chacun de nous comme un ultime rappel à l’ordre, un éternel rayon de vie : « Ne permettons pas que décline en nous le sens de la liberté. Ne permettons pas que s’affadisse en nous le goût de la liberté. Ne permettons pas que vacille en nous la flamme de la liberté. L’amour ne mourra pas. »

Non, la flamme de la résistance ne s’éteindra pas.



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Ils ont dit... sur Sélim Abou


Pour mémoire
Sélim Abou, la flamme de la résistance, 
par Michel Hajji Georgiou

Sélim Abou a quatre-vingt-dix ans

Autorité de référence académique et bâtisseur d’institutions, anthropologue, philosophe et homme de lettres, père de la notion d’identité libanaise complexe, défenseur du vivre-ensemble, promoteur de la culture de la citoyenneté et des droits de l’homme, chevalier du bilinguisme, porte-étendard de la résistance culturelle aux servitudes en tous genres, mais aussi penseur et...

commentaires (10)

Au Liban, malheureusement, chacun son combat, chacun sa résistance.

Chady

14 h 40, le 25 décembre 2018

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Commentaires (10)

  • Au Liban, malheureusement, chacun son combat, chacun sa résistance.

    Chady

    14 h 40, le 25 décembre 2018

  • Quel homme , merci , quand j'irai en France j'achèterai quelques unes de ses ouvrages

    Eleni Caridopoulou

    01 h 00, le 25 décembre 2018

  • Une grande figure libanaise, et un grand penseur. Qu'il repose en paix! PS- Dommage que son nom soit impossible à prononcer correctement par ceux qui ne parlent pas l'arabe, qui vont certainement le confondre avec l'autre "abou", celui de "abou ammar"...

    Georges MELKI

    11 h 26, le 24 décembre 2018

  • Pour moi le père Selim Abou représentait non seulement l’ardent défenseur de l’indépendance du Liban vis-à-vis de la Syrie mais de la francophonie, les deux étant liés à ses yeux. Pour lui ; « Les Libanais peuvent être trilingues. Mais ce qui a contribué à forger leur identité nationale, c’est le français dans sa conjonction étroite avec l’arabe. Aux côtés de l’arabe, langue nationale du pays, le français est vécu non seulement comme une langue de communication, mais comme une langue de formation et de culture à portée identitaire. »

    Tabet Ibrahim

    11 h 12, le 24 décembre 2018

  • LES VRAIS RESISTANTS PATRIOTES PARTENT... QUE SON AME REPOSE EN PAIX. IL NE RESTE SUR PLACE QUE LA FALSIFICATION...

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 54, le 24 décembre 2018

  • Un grand merci pour ce magnifique témoignage...! Plaise à Dieu que quelqu'un reprenne et porte ce flambeau de la liberté, du vivre-ensemble, de la souveraineté nationale et de la foi dans un Liban multicommunautaire, multiculturel et un jour peut-être qui sait, définitivement neutre, pour assumer au mieux son rôle de terre de refuge et de message...!

    Salim Dahdah

    10 h 35, le 24 décembre 2018

  • Avant 2000 il a fait 2 ou 3 choses comme par exemple écrire des ouvrages parmi lesquels notons: "Liban déraciné" (Plon, collection "Terre Humaine" 1978 et 1987), "L'identité culturelle" (Perrin, 1981 et 1995) et une étude d'une des grandes utopies en Amérique latine : "La "République" jésuite des Guaranis 1609-1768" (Perrin 1995). L'on dirait qu'il avait fait très peu de bla bla

    Shou fi

    09 h 13, le 24 décembre 2018

  • "La flamme de la résistance ". Oui! Rien à voir avec ce que l'on baptise actuellement de ce nom.

    Yves Prevost

    09 h 09, le 24 décembre 2018

  • Tout simplement chapeau !!

    Bery tus

    07 h 06, le 24 décembre 2018

  • Selim Abou apporte à l'édifice bla bla bla...à partir de 2000 . Et avant 2000 ? Point d'occupation ?

    FRIK-A-FRAK

    02 h 42, le 24 décembre 2018

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