Juliano a tout fait pour mener une vie normale. Locataire d’un appartement dans le quartier gentrifié de Mar Mikhaël avec sa mère Julie, il a multiplié les petits boulots pour lesquels la carte d’identité n’était pas requise : ouvrier, plongeur, serveur... Là, Julie allait souvent prier à l’église pour le repos de l’âme de son époux et pour l’aider dans sa lutte contre le diabète. Les oraisons n’ont pas suffi. « L’Église ne nous a pas aidés. La santé de ma mère s’est dégradée. Elle a perdu une jambe. Je n’arrivais plus à payer son traitement et le loyer prohibitif. Alors depuis quelques mois, nous sommes installés ici », dit le jeune homme de 24 ans au sourire séraphique, depuis le sous-sol de l’ancien hôpital palestinien Gaza à deux pas de Chatila, squatté par des réfugiés palestiniens, syriens et des travailleurs migrants.
Ce sous-sol, les Palestiniens le surnomment « l’ambassade du Bangladesh » : l’humidité étouffe, les cafards y règnent en maîtres. Pour Juliano, la chute est brutale. « Je n’ai jamais été attiré par les drogues. Mais aujourd’hui, il m’arrive de penser à mettre fin à mes jours », soupire-t-il, torse nu pour supporter la chaleur dans l’unique pièce de leur logement. Derrière lui, Julie psalmodie dans l’obscurité.
Juliano est né avec un handicap majeur : bien que sa mère soit libanaise, il est apatride dans son pays natal, car son père, lui aussi libanais, ne l’a pas enregistré avant de périr dans un accident de voiture. Il a donc passé sa vie hors des radars, sans accès au système éducatif public, à la couverture sociale ou au droit du travail.
Un handicap légal que combattent les membres de la campagne « Ma nationalité est un droit pour moi et ma famille » depuis 2001. Responsable de la campagne au sein du collectif régional CRTDA, Karima Chebbo résume : « Selon la loi au Liban, qui date de 1925 et dont nous réclamons la réforme, la nationalité n’est transmise que par le père. Si celui-ci n’a pas enregistré un enfant au bout d’un an, la mère et ses enfants sont dans de beaux draps. Une fois apatrides, ceux-ci transmettront ce statut à leur progéniture, comme un héritage. »
Vivre dans la peur des autorités
La mère de Samer et de Hassib Kanjo a mis par mégarde le pantalon de son mari avec les draps sales dans la machine à laver. Or dans l’une des poches se trouvait sa carte d’identité. C’était en 1994, le président Élias Hraoui venait de promulguer un décret pour naturaliser les Libanais sans-papiers (ce décret a aussi permis la naturalisation de nombreux Palestiniens). « Le temps que je refasse mes papiers, les bureaux pour s’enregistrer étaient déjà fermés », soupire Ali, lançant un regard plus amusé qu’énervé vers sa femme. Joueur de zaffé dans les mariages, cet homme jovial mais brisé est assis dans la pièce unique aux murs décatis de sa maison aux côtés de ses deux fils de 27 et 22 ans à Hay el-Gharbi, un quartier informel à l’ombre du stade Camille Chamoun de Beyrouth. Hay el-Gharbi, ses ruelles étroites non asphaltées, ses baraques branlantes, ses entrelacs de câbles électriques, Samer et Hassib n’en sortent presque jamais, faute de papiers libanais. « Je suis né au Liban, mon père et mon grand-père aussi, mais notre nationalité est toujours “à l’étude”. Et aujourd’hui, j’ai deux filles qui, comme moi, ne pourront pas aller à l’école publique », s’indigne Samer.
Avocate engagée sur la question, Marie-Rose Zalzal le soulignait le 15 novembre lors d’une conférence donnée à Antwork aux côtés de Lina Abou-Habib, directrice du CRTDA : « Les Libanais sans nationalité vivent dans la peur des autorités, dans la relégation de leurs droits fondamentaux et dans l’incapacité de se percevoir eux-mêmes comme citoyens. »
Différents types d’apatrides
Samer, Hassib et Juliano sont des apatrides de genres différents. Responsable du programme de soutien légal des apatrides au sein de l’ONG Frontiers Ruwad, Samira Trad précise : « Il y a différents types d’apatrides au Liban : d’un côté, les réfugiés palestiniens ou les enfants de certains travailleurs migrants. De l’autre, certains groupes de Libanais apatrides. Soit les parents ont un état civil mais n’ont pas enregistré leurs enfants. Soit ils n’ont eux-mêmes pas été enregistrés dans le seul recensement de population de 1932, alors qu’ils vivaient au Liban à l’époque. À côté, le groupe baptisé “à l’étude” est composé de personnes enregistrées lors du recensement de 1932 et de leurs descendants, mais issues d’une nationalité inconnue. Plus tard, des réfugiés turcs, kurdes ou chaldéens s’y seront ajoutés. Après le décret de naturalisation de 1994, on estime le nombre des apatrides “à l’étude” entre 18 000 et 24 000. » Ces derniers ont un statut précaire : la Sûreté générale leur délivre un laissez-passer qui fait office de carte d’identité. Les autres, dont Frontiers Ruwad estime le nombre à 40 000, « sont invisibles, dit Samira Trad. Leur seule voie possible est la voie judiciaire » pour tenter d’obtenir une naturalisation.
(Lire aussi : Liban : Plaidoyer pour une refonte du droit de la nationalité)
L’argent et les connexions
Hannah Naif el-Hussein débite d’un ton pressé ses déboires passés : les refus répétés d’hommes de se fiancer avec elle, l’abandon de l’école par manque de perspectives de travail futur. « J’avais honte de moi, je voulais m’immoler par le feu en filmant la scène, pour que mes frères et sœurs ne subissent pas le même sort », lâche la jeune femme de 28 ans aujourd’hui mariée à Naameh, et dont le père, par négligence et pauvreté, n’a enregistré la naissance d’aucun de ses six enfants. Touché, un voisin la dirige vers une émission de télévision qui la connecte à Frontiers Ruwad : « Ils m’ont aidée à déposer une demande de naturalisation au tribunal de Zahlé, en payant les tests d’ADN. C’était il y a plus d’un an. Mon dossier est, depuis, bloqué au ministère de l’Intérieur. » Mais Hannah ne peut pas attendre. Elle souffre d’une maladie pulmonaire et, sans couverture sociale, elle ne pourra bientôt plus payer son traitement. « Ceux qui ont de l’argent et des connexions obtiennent la nationalité sans efforts », déplore-t-elle.
Une attitude de « deux poids, deux mesures » qui indigne aussi Karima Chebbo, du CRTDA : « Les politiciens refusent d’octroyer aux Libanaises le droit de transmettre leur nationalité, arguant du fait que cela risque d’entraîner la naturalisation des Palestiniens réfugiés au Liban et un déséquilibre confessionnel dans le pays. Or, outre le décret de 1994 dans le cadre duquel une majorité de musulmans ont été naturalisés, l’ex-président Michel Sleiman a octroyé la nationalité à plusieurs centaines de Syriens et de Palestiniens. Et l’actuel président Michel Aoun vient à son tour de naturaliser 300 personnes, en majorité syriennes et palestiniennes, sans aucun critère de sélection ni de transparence ! »
Pour mémoire
Plus de 100 000 petits Libanais apatrides, et toujours aucune loi...
commentaires (3)
C’est quoi cette législation debile? Les 2 parents sont libanais et l’enfant est né au Liban . Comment les autorités peuvent elles refuser que la mère ne puisse pas faire les démarches auprès des services l’état civil libanais ? En invoquant la de représentativité post morten Du père par la mère et en vertu de l’intérêt de l’enfant , ça doit être possible .
L’azuréen
23 h 50, le 29 novembre 2018