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Dans ma rue

C’est une petite rue de quelques centaines de mètres, coupée en ses deux bouts par de courtes perpendiculaires qui lui donnent l’allure d’une ambitieuse impasse. Un haut-commissaire français aurait vécu dans l’une des rares demeures patriciennes qui s’y dresse encore, et le nom de ce dernier, dont nul ne se souvient peut-être en France-même, y a éclipsé celui d’un grand auteur et juriste libanais qui fut attribué à un autre segment routier, dans un quartier éloigné où il n’aurait pas pu faire d’ombre au maître du moment.

On peut aisément imaginer le voisinage en ces temps pionniers. Une bourgeoisie correcte et conservatrice dont les filles étaient sommairement instruites et dûment éduquées par les religieuses, et les garçons confiés aux révérends, à charge pour ces derniers d’en faire des « hommes » au prix d’interminables journées d’études et de plusieurs années d’exil à quelques minutes de la maison. Des familles aimantes, au demeurant, bien qu’étouffées par divers secrets sans importance qui leur donnaient un air inquiet. On allait à la messe tous les dimanches, méticuleusement endimanché, pour prendre les uns des autres des nouvelles qui ne se renouvelaient presque pas. On s’habillait à la mode parisienne de l’heure et parlait un français chantant en roulant les « r ». Le grasseyement mettra longtemps à se former au fond des gorges. Ceux qui s’y hasardaient passaient au mieux pour des snobs, au pire pour des efféminés. Entre ceux qui roulent et ceux qui roucoulent, on décelait toutes les nuances d’une forme cryptée de résistance à l’acculturation.

Au fil des années et des destructions, les immeubles de rapport remplaçant les maisons familiales auxquelles un simple quatrième étage conférait un statut de gratte-ciel, la population de ma rue s’est brusquement multipliée à un rythme exponentiel. Il y eut aux petits matins des embouteillages d’autocars et l’on vit une soudaine floraison de petites têtes à bonnets pousser à vue d’œil puis tout aussi rapidement disparaître. Toute ma rue est aujourd’hui suspendue à leurs retours, chargés de gros bagages le plus souvent remplis de linge sale. Toute ma rue courbe l’échine le jour de leur départ. Entre les deux, elle vibre tous les soirs des échos de leurs fêtes. En ces périodes heureuses, il arrive, par nuits de pleine lune, que le fantôme du haut-commissaire regagnant ses pénates s’arrête, prêtant l’oreille, et se demande d’où vient leur drôle d’accent. Le monde est leur nouvelle patrie, lui suggère la lune. C’est le babil du monde qui remonte la rue.

C’est une petite rue de quelques centaines de mètres, coupée en ses deux bouts par de courtes perpendiculaires qui lui donnent l’allure d’une ambitieuse impasse. Un haut-commissaire français aurait vécu dans l’une des rares demeures patriciennes qui s’y dresse encore, et le nom de ce dernier, dont nul ne se souvient peut-être en France-même, y a éclipsé celui d’un grand auteur...

commentaires (6)

Allo Fifi! J'ai trouvé une certaine paix en réalisant que des poussées de raciste qui m'envahissaient était de la nostalgie. La démographie de l'endroit où j'habite se transforme très rapidement et je n'y peux rien. Ya trop de besoin de havres de paix. De plus je serai égoïste de me plaindre car ici pas de bruit de bottes, avec d’immenses forets, de l’air pure et plus de lacs ou l’eau est potable que le contraire. Tandis qu’au Liban vous êtes aux premières loges. Avec tout mon respect pour votre grand courage.

Vezina Jean-Francois

05 h 34, le 03 décembre 2018

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Commentaires (6)

  • Allo Fifi! J'ai trouvé une certaine paix en réalisant que des poussées de raciste qui m'envahissaient était de la nostalgie. La démographie de l'endroit où j'habite se transforme très rapidement et je n'y peux rien. Ya trop de besoin de havres de paix. De plus je serai égoïste de me plaindre car ici pas de bruit de bottes, avec d’immenses forets, de l’air pure et plus de lacs ou l’eau est potable que le contraire. Tandis qu’au Liban vous êtes aux premières loges. Avec tout mon respect pour votre grand courage.

    Vezina Jean-Francois

    05 h 34, le 03 décembre 2018

  • Toujours extraordinaires, vos descriptions, Fifi! On n'a pas envie que vos articles finissent tellement ils sont eloquents!

    Michele Aoun

    22 h 34, le 29 novembre 2018

  • Trop Vrai... a l'image de toute les rues du Liban

    Nadine Naccache

    11 h 09, le 29 novembre 2018

  • Du réchauffé quoi! Sinon quoi de neuf?

    Tina Chamoun

    11 h 04, le 29 novembre 2018

  • La larme à l'oeil !

    FRIK-A-FRAK

    09 h 44, le 29 novembre 2018

  • Je NE vous ai jamais vu Fifi , mais à lire vos "Impression" , j'ai l'impression que vous devez avoir une larme collée au coin de l'oeil. L'oeil gauche .

    FRIK-A-FRAK

    09 h 14, le 29 novembre 2018

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