Son discours était très attendu. Comme il l’avait annoncé, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est exprimé hier devant les députés de son parti, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), au sujet de l’affaire concernant l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Il est revenu, dans un discours aux accents plutôt mesurés, sur les détails de ce qui est devenu, en l’espace de trois semaines, un véritable casse-tête diplomatique international.
Après avoir dans un premier temps présenté ses condoléances à l’épouse du journaliste saoudien, le reïs turc a affirmé que M. Khashoggi avait en effet été victime d’un assassinat « politique » et « barbare », ajoutant que « celui qui a donné l’ordre (de tuer) et jusqu’à celui qui l’a exécuté, doivent rendre des comptes ». Le président turc a par ailleurs confirmé les informations de la presse faisant état de la présence d’une quinzaine de personnes au consulat saoudien d’Istanbul le jour de l’assassinat du journaliste et a également appelé à punir tous les acteurs de cette tragédie. « La conscience internationale ne sera apaisée que lorsque toutes les personnes impliquées, des exécutants aux commanditaires, auront été punies », a déclaré M. Erdogan. « C’est à Istanbul que se sont déroulés les faits. Par conséquent, je propose que les 18 suspects soient jugés à Istanbul. La décision appartient (au gouvernement saoudien), mais c’est ma proposition, ma demande », a-t-il ajouté, en s’adressant directement au roi Salmane d’Arabie saoudite.
Mais au-delà du simple rapport d’enquête, l’allocution du reïs turc constitue la première prise de parole officielle du pouvoir depuis le début de l’affaire. Celui-ci était en effet resté particulièrement discret et s’était privé de révéler trop vite les détails de l’enquête et avait chargé la presse, sur laquelle il a un contrôle quasi total, de révéler au compte-gouttes les informations au sujet de l’enquête, de manière à mettre de plus en plus de pression sur Riyad. Une logique que M. Erdogan a appliquée dans son discours en ne donnant, contrairement à ce qu’il avait annoncé, pas la totalité des détails des investigations.
Autre détail, le président turc a clairement insisté sur la relation personnelle qu’il entretient avec le roi Salmane, qu’il a appelé « gardien des deux lieux saints » et dont il a déclaré ne pas « douter de la sincérité ». M. Erdogan a ainsi « séparé » le monarque du reste de la famille royale et du gouvernement saoudien, et en particulier du prince héritier Mohammad ben Salmane (MBS), accusé d’être derrière l’assassinat de M. Khashoggi mais que le président turc s’est gardé de nommer explicitement dans son allocution.
En procédant ainsi, le reïs ne cherche ni à mettre en péril sa relation personnelle avec le roi Salmane ni celle de la Turquie avec l’Arabie saoudite. La Turquie a d’ailleurs affirmé lundi qu’elle ne voulait pas que ses relations avec l’Arabie saoudite pâtissent à cause de l’affaire Khashoggi. « L’Arabie saoudite est un pays important pour nous. C’est un pays frère et ami. Nous avons de nombreux partenariats et nous n’aimerions naturellement pas que ceux-ci soient impactés », a ainsi déclaré le porte-parole de la présidence turque Ibrahim Kalin.
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Instrumentalisation économique
La principale raison de ce ton modéré se situe principalement au niveau économique. Dans une période de profonde crise, aggravée cet été par les sanctions imposées par les États-Unis dans l’affaire tournant autour du pasteur américain Andrew Brunson, la Turquie n’a en effet pas besoin de se fâcher avec le premier exportateur mondial de pétrole et l’un de ses premiers investisseurs. Elle a, au contraire, tout intérêt à jouer sur l’affaire Khashoggi pour obtenir des garanties économiques visant à la sortir du marasme dans lequel elle est plongée. Certes, la future levée de certaines sanctions américaines suite à la libération du pasteur Brunson apaisera les relations avec Washington et sera une bouffée d’air frais pour l’économie turque, mais celle-ci sera toujours fortement atteinte.
« À travers sa stratégie dans cette affaire, le président turc cherche à obtenir des gains économiques. Aujourd’hui, l’économie turque est en crise et M. Erdogan s’est saisi de façon très opportune de cette affaire pour essayer de convaincre, voire de forcer Riyad à faire des investissements en Turquie afin de redynamiser l’économie turque. Le gouvernement turc, mais aussi le président, ont pris beaucoup de temps pour mener cette enquête, car ils jouaient en coulisses au chantage avec Riyad. L’idée était : on va cacher des choses qu’on connaît pourvu que Riyad investisse dans l’économie turque », explique Jana Jabbour, enseignante à Science Po et spécialiste de la Turquie, contactée par L’Orient-Le Jour. Une source turque proche de M. Erdogan a d’ailleurs affirmé, d’après des propos relayés par le quotidien américain New York Times, que le président turc a reçu le prince Khaled ben Fayçal, fils de l’ancien roi Fayçal d’Arabie, qui avait offert un ensemble d’incitations à la Turquie, notamment une aide financière et des investissements destinés à aider son économie en difficulté et à mettre fin à l’embargo saoudien sur le Qatar, un allié d’Ankara. Cette même source a également affirmé que M. Erdogan a refusé cette transaction, la qualifiant de « pot-de-vin politique ».
(Lire aussi : Cinq mystères autour de l'affaire Khashoggi)
Instrumentalisation politique
Mais en plus de la dimension économique, le politique entre également dans la stratégie du reïs. Turcs et Saoudiens s’affrontent en effet depuis plusieurs années sur de nombreux terrains tels que les conflits yéménite et syrien, ou encore le blocus des pays du Golfe contre le Qatar, où la Turquie possède une base militaire et avec qui elle entretient de bonnes relations. Ankara et Riyad se disputent également le leadership du monde sunnite et le président turc compte bien utiliser l’affaire Khashoggi pour marquer le plus de points possibles dans ce domaine face à MBS et au royaume saoudien. « La Turquie sait très bien que l’Arabie saoudite rivalise avec elle pour le leadership régional et sunnite (…). Aujourd’hui Erdogan veut la tête de MBS. Il le voit comme son principal rival à ce niveau », poursuit Jana Jabbour. « M. Erdogan veut profiter de cette occasion. » Tuer le journaliste « était une grave erreur de la part des Saoudiens et Erdogan l’utilisera jusqu’au bout », estime pour sa part un politologue turc ayant requis l’anonymat.
Le reïs exploite donc au maximum l’affaire Khashoggi à son profit, pour redorer le blason politique et économique de la Turquie, mais également à titre personnel. Depuis plusieurs années, et en particulier depuis le coup d’État manqué de juillet 2016, son image s’est fortement dégradée auprès des Américains, mais aussi de l’ensemble des pays occidentaux qui lui reprochent régulièrement son caractère autocrate et autoritaire, mais aussi son mépris de l’État de droit, notamment à travers le musellement de tous les types d’opposition et l’emprisonnement de journalistes et d’activistes. L’ONG Reporters sans frontières a estimé à 43 le nombre de journalistes professionnels actuellement emprisonnés en Turquie. L’affaire Khashoggi est donc l’occasion pour le président turc de se refaire une santé sur le dos des Saoudiens. « Le président turc, qui a été très critiqué par les médias occidentaux pour sa violation de l’État de droit, de libertés et de l’opposition, va se saisir de cette affaire pour pointer du doigt l’Arabie saoudite en disant que le vrai dictateur ce n’est pas lui, mais MBS, allié des États-Unis et de la plupart des pays occidentaux », résume en conclusion Jana Jabbour.
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Erratum : monde musulman
17 h 18, le 24 octobre 2018