Celui qui veut écrire aujourd’hui sur le président Fouad Chéhab doit déployer un grand effort de lucidité. Il lui faut notamment comprendre pourquoi Fouad Chéhab a fermement ordonné à son aide de camp de brûler tous ses documents personnels. Pourquoi ? Rien n’est plus aléatoire et risqué que la livraison de la mémoire d’une vie humaine, même la plus exaltante, à des interprétations effrénées dans un but de vengeance, de récupération, d’autojustification, de dénigrement, et même de critiques légitimes.
En 1958, j’avais presque vingt ans, je me trouvais hostile, par principe, à toute militarisation de la présidence de la République. Par la suite, Ghassan Tuéni, qui dirigeait le journal an-Nahar, eut bien des raisons de craindre que la présidence de la République au Liban ne devienne un « grade militaire »…
En 1968, en tant que journaliste au Jour, je devais couvrir le déroulement des élections, et, après avoir vu la circonscription électorale de Nabatiyé devenir un champ de bataille et être envahie par des services du Second Bureau – que nous appelions à l’époque « services paracivils », pour éviter tout procès devant le tribunal militaire –, j’intitulais mon reportage publié dans l’édition du 1er avril : « Voter est un supplice ! » C’est dire qu’au départ, je n’était guère un partisan de Chéhab ou du chéhabisme. Je me suis cependant repenti un peu plus tard dans une série d’articles, publiés dans L’Orient-Le Jour, sur « Le chéhabisme et la crise de l’autorité au Liban ».
Principes
J’admire nombre d’écrits et de propos sur Fouad Chéhab, ceux notamment de son accompagnateur le général Michel Nassif, du journaliste et fondateur de L’Orient Georges Naccache (« Un nouveau style : le chéhabisme »), de son ministre de l’Éducation nationale et du Plan Fouad Boutros, de l’ancien directeur de l’Agence nationale d’information Bassem el-Jisr, de ses biographes Nicolas Nassif et Stéphane Malsagne… Dans d’autres travaux, il m’arrive de déceler de la récupération, de la nostalgie inopérante ou, plus grave, de l’incompréhension de principes fondamentaux libanais que Fouad Chéhab a profondément vécus, intégrés et qu’il a cherché péniblement à mettre en œuvre dans un Liban tel qu’il est et avec les Libanais tels qu’ils sont.
De ce point de vue, Fouad Chéhab était un grand libanologue, ce qui implique à mes yeux, dans l’interprétation de ses choix à l’aune de certaines problématiques actuelles, au moins deux principes : d’abord l’attachement à la Constitution et au principe de légalité. Dans une unité plurielle, c’est la Constitution qui est l’expression de l’entente, avec observation minutieuse du principe de légalité. C’est le sens du public transcommunautaire qui assure le vivre ensemble. Ensuite, la conscience du large éventail des possibilités du changement au Liban comme de ses limites. Tout changement structurel au Liban pose des problèmes non exclusivement techniques, mais d’équilibres de quatre types : institutionnels, communautaires, géographiques et personnels. Le changement dans le Liban un et pluriel comme il est, sauf pour tous les problèmes relatifs à la vie quotidienne des citoyens, s’effectue par approximations successives. Le recours successif et progressif à des décrets de réforme administrative en est un exemple.
Incompréhensions
Pourtant, 60 ans après l’investiture de Fouad Chéhab, le chéhabisme se trouve encore confronté à quatre types d’incompréhension. La première est celle entretenue par les nostalgiques qui évoquent, au gré des colloques et conférences, l’œuvre de Chéhab, et les réformes d’autrefois pour déplorer le « fromagisme » ou les déboires de la classe politique. Ce, sans aucune formulation pratique sur ce qu’on peut faire, quoi faire, comment le faire, et en innocentant complètement le Libanais, comme si tout changement ne vient que d’un État omnipotent et d’un despote dit
« éclairé » .
La deuxième est l’œuvre des « récupérateurs », autrement dit, des personnalités qui avaient participé à quelques entreprises du temps du président Chéhab et cherchent désormais à se faire valoir, comme vestiges d’un temps révolu, alors que leur action par la suite ne prouve pas tellement qu’ils sont des disciples du chéhabisme ou des acteurs vraiment promoteurs d’espace public.
La troisième, et sans doute la profonde, incompréhension résulte de la pensée des nationalistes jacobins qui continuent à conjuguer la suppression du « confessionnalisme », sans rien comprendre à la genèse du régime constitutionnel libanais et aux travaux les plus récents sur les aménagements pour la gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel.
La dernière est celle qui résulte des analyses des constitutionnalistes conventionnels qui appréhendent les rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif au Liban sous l’angle d’une compétition au détriment de l’un ou de l’autre. C’est là ne pas comprendre les exigences d’un fédéralisme personnel, exigences parfaitement confirmées dans la Constitution libanaise où l’exécutif est appelé « pouvoir exécutoire » (« sulta ijrâ’iyya », ce qui fait que les choses marchent). De là résulte que les gouvernements au Liban ne peuvent être un Parlement miniature. Dès lors, il ne s’agit donc pas sous le mandat Chéhab d’un « renforcement de l’exécutif », mais de l’application normale et constitutionnelle de la « sulta ijrâ’iyya », des normes du fédéralisme personnel. Il s’agit simplement dans ce type de fédéralisme que le gouvernement soit gouvernement et que le Parlement soit Parlement.
Construire l’État dans une société multicommunautaire au Liban, tel était le problème central de Fouad Chéhab et qui le demeure après lui. Ce problème comporte une double dimension, institutionnelle et culturelle. C’est la dimension culturelle qui est prioritaire à travers la promotion d’une culture citoyenne constructrice d’État, par les écoles, les universités, les acteurs sociaux, les municipalités… C’est là le chéhabisme, sans nostalgie inopérante, sans jacobinisme, sans récupération, sans autojustification, ou, pire, comparaison ou apologie de tel ou de tel homme politique d’aujourd’hui.
par Antoine Messarra
Membre du Conseil constitutionnel et titulaire de la chaire Unesco
d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue de l’USJ.
commentaires (3)
Mon IPAD a transformé démocratie consociative en démocratie consensuelle, c'est pas pareil!
Marionet
16 h 04, le 21 octobre 2018