Ukraine, Bulgarie et bientôt peut-être Arabie saoudite : en s’ouvrant à des pays dont le rapport avec le français n’est pas évident et en s’aventurant sur des missions où elle semble moins légitime, la « francophonie » risque-t-elle de devenir inaudible ?
Quarante-deux États et gouvernements avaient pris part en 1986 au premier Sommet de la francophonie. Jeudi à Erevan, ils seront le double exactement.
Parmi eux, certains ont un rapport qui semble assez lointain de la définition que se donne l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), « une institution fondée sur le partage d’une langue, le français, et de valeurs communes ». L’Ukraine ne compte que 0,1 % de francophones, tout comme l’Uruguay, mais il est vrai qu’ils ne sont que des pays « observateurs », donc sans droit de vote. La Moldavie, elle, est membre de plein droit, même si elle ne compte que 2 % de francophones, tout comme la Bulgarie (3 %), selon les derniers chiffres de l’OIF. Actuellement, seul un tiers des pays de l’organisation reconnaissent dans leur Constitution le français.
« J’observe ce fait avec circonspection. On parle même de l’adhésion de l’Arabie saoudite (qui sera étudiée au sommet d’Erevan, NDLR), un royaume théocratique qui n’est pas connu pour sa culture de langue française et encore moins pour son agenda politique progressiste », s’étonne Abdourahman A. Waberi, écrivain universitaire franco-djiboutien et penseur de la francophonie.
« Ces pays qui ont peu à voir avec la francophonie voient peut-être celle-ci comme un autre espace d’influence pour eux, comme si l’OIF constituait une petite ONU », analyse Linda Cardinal, titulaire de la chaire de recherche sur la francophonie à l’Université d’Ottawa.
Mais à vouloir se faire plus grosse que le bœuf, la grenouille OIF risque d’éclater. « Si le boeuf est l’ONU, l’OIF ne pourra jamais prétendre avoir la même envergure », rappelle Mme Cardinal, en référence à la célèbre fable de La Fontaine. Avec un budget annuel moyen de 85 millions d’euros, contre 5,6 milliards pour l’ONU, la francophonie ne peut bien entendu pas jouer dans la même cour. Pourtant, l’OIF démultiplie ses missions, au prix d’un grand écart hasardeux. Le « développement durable », « l’économie » et « la société civile » se sont ainsi ajoutés aux grandes missions, comme « la langue française », « la diversité culturelle », « l’éducation »...
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Le « syndrome de l’UE »
« L’OIF court un réel danger de dispersion », estime Pierre-André Wiltzer, ancien ministre français de la Francophonie (2002-2004).
« Parmi les nouveaux membres, beaucoup n’avaient guère de véritables liens avec les objectifs fondamentaux de l’organisation. On a donc vu l’OIF s’intéresser progressivement à toutes sortes de sujets pour lesquels elle n’avait pas les moyens d’agir concrètement. C’est un syndrome qui, d’une certaine façon, frappe aussi l’Union européenne : l’élargissement risque de tuer l’approfondissement », souligne M. Wiltzer.
L’OIF doit « se concentrer sur le cœur de métier que constituent la langue, la culture », plaide Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État français en charge de la Francophonie. « Ce qu’on a pu constater ces dernières années, c’est peut-être un éparpillement avec beaucoup d’actions de communication ; il est important de revenir aux fondamentaux », a-t-il récemment jugé sur la radio RFI.
Le professeur belge Bruno Bernard, expert en francophonie économique, met cependant en garde contre l’abandon des missions « économiques ». « Il faut que la francophonie utilise sa langue pour permettre un épanouissement économique », au même titre que « l’American Way of Life, porté par Hollywood, est un outil de promotion pour les usines américaines », juge-t-il. Le président français Emmanuel Macron souligne quant à lui l’importance de la promotion de la paix. « Alors que l’espace francophone est confronté à des conflits et à des crises, à des phénomènes de radicalisation, à la difficile construction de l’État de droit, la francophonie doit contribuer directement à faire progresser la paix, la démocratie, les droits humains, l’égalité entre les femmes et les hommes », déclare M. Macron dans une interview récente aux Nouvelles d’Arménie.
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16 h 20, le 10 octobre 2018