Du jamais-vu au sein des administrations publiques libanaises dans l’après-guerre. Désormais, les responsables règlent ouvertement leurs comptes en limogeant des fonctionnaires ou en les démettant de leurs fonctions. C’est ainsi que le Courant patriotique libre (CPL) n’a pas tardé à riposter à une décision du ministre sortant de l’Éducation Marwan Hamadé (joumblattiste) qui avait démis de ses fonctions la directrice du département des examens officiels Hilda Khoury, proche du CPL. De fait, les ministres sortants de l’Énergie et de l’Environnement César Abi Khalil et Tarek el-Khatib (tous deux appartenant au CPL) ont pris lundi des mesures similaires à l’encontre de deux fonctionnaires, l’un à l’Électricité du Liban (EDL), Raja el-Ali, et l’autre au ministère de l’Environnement, Nizar Hani.
Cette querelle, qui n’a pas tardé à se transformer en une véritable « guerre de fonctionnaires », ne saurait être isolée du processus de formation du gouvernement, ni du contexte des rapports perturbés entre le régime actuel et le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt. Ce dernier avait d’ailleurs stigmatisé, en juin dernier, « le fiasco du mandat dès les premiers instants ». Aujourd’hui, et face à ce qu’il appelle « la politique d’épuration et de vengeance », Walid Joumblatt ne mâche pas ses mots : « Nous sommes face à un régime pseudototalitaire sans opposition significative, parce que l’affairisme est la règle du jeu », s’alarme-t-il dans un entretien téléphonique à L’Orient-Le Jour.
M. Joumblatt avait d’ailleurs réagi, via son compte Twitter, à la grave querelle opposant son parti à celui de Gebran Bassil. L’occasion pour le leader de Moukhtara de s’en prendre violemment (une fois de plus) au pouvoir en place. « À l’heure où le pays baigne dans les inondations, les fleuves d’ordures, la pollution du Litani et l’obscurité, l’État négocie avec les propriétaires de générateurs au lieu de développer une nouvelle centrale électrique, a-t-il relevé. Il n’y a aucune différence entre les propriétaires de générateurs et ceux des navires-centrales turcs » (allusion au plan de production de l’électricité élaboré par César Abi Khalil qui prévoit la location de deux navires-centrales à la société turque Karadeniz, à laquelle les joumblattistes s’opposent farouchement), avait écrit M. Joumblatt dans un tweet posté lundi. Et d’ajouter : « Entre-temps, les onagres (le terme utilisé par M. Joumblatt en arabe est “oulouj”, un terme méprisant passé à la postérité grâce à l’emploi répété qu’en faisait le célèbre ministre irakien de l’Information Mohammad Saïd el-Sahhaf pour qualifier les Américains lors de l’invasion de 2003) au sein d’EDL et du ministère de l’Environnement adoptent une politique d’épuration et de vengeance. Maudite soit l’heure de leur arrivée au pouvoir. »
Ce tweet assassin du leader druze a provoqué l’ire de Ziad Assouad, député CPL de Jezzine, qui a répondu à M. Joumblatt via Twitter, l’accusant implicitement d’avoir porté atteinte, durant la guerre civile, « aux dignités des gens », « commis des crimes » et « bradé le sang de son père ». Allusion à Kamal Joumblatt, fondateur du PSP, assassiné par le régime syrien le 16 mars 1977.
(Lire aussi : Formation du gouvernement et situation économique : Riad Salamé exprime sa "frustration")
« Certains devraient payer le prix d’affaires qui ne les concernent pas »
En dépit de cet état des lieux, qui est à même de compliquer davantage la mission du Premier ministre désigné Saad Hariri, le CPL ne cache pas sa volonté de maintenir sa politique face à ce qu’il estime être « des mesures vindicatives » prises à l’encontre de ses sympathisants. C’est ce que l’on pourrait déduire des propos tenus hier par Tarek el-Khatib à Jbeil. « Il s’agit de mesures vexatoires prises à l’encontre de fonctionnaires honnêtes et compétents. Nous nous sommes donc trouvés obligés de réagir pour confirmer à ce parti (le PSP), habitué à l’autoritarisme, que l’ère des milices et de la guerre est révolue », a-t-il lancé. « À ce genre d’agissements, nous répondrons par des démarches similaires », a déclaré M. Khatib sans détour, avant de confier que sa riposte n’a pas bénéficié de l’approbation du chef du CPL Gebran Bassil. « J’aurais souhaité que celui qui a qualifié les gens d’onagres ait interrogé son ministre sur les motifs de son action d’abord », a ajouté M. Khatib.
Quant à Roger Azar, député CPL du Kesrouan, il a été plus loin. Interrogé par l’agence al-Markaziya, il a déclaré : « Toujours, certains devraient payer le prix d’affaires qui ne les concernent pas, pour opérer les réformes. »
(Pour mémoire : Gouvernement : Les appuis à Hariri se multiplient... les appels aux concessions aussi)
Berry revient à la charge
Cette querelle entre CPL et PSP retardera davantage la mise sur pied de l’équipe Hariri. Des atermoiements qui s’ajoutent aux nœuds entravant encore la formation du cabinet. Un tableau que le chef du Parlement Nabih Berry a stigmatisé une nouvelle fois lors des audiences du mercredi tenues à Aïn el-Tiné. « Il n’y a aucune raison de continuer à retarder la formation du cabinet », a estimé M. Berry, avant d’ajouter : « Nous ne pouvons pas nous permettre de luxe sur ce plan au vu de la situation actuelle, notamment en ce qui concerne l’économie. »
Le président de la Chambre a assuré qu’il serait prêt à déployer plus d’efforts pour faciliter la tâche à M. Hariri, faisant valoir qu’il avait tenté de défaire le nœud chrétien (né du désaccord entre FL et CPL au sujet de leurs quotes-parts gouvernementales respectives), sans succès. À ce sujet, un cadre des Forces libanaises fait savoir à L’OLJ que c’est à la faveur des efforts de M. Berry (sollicité par Saad Hariri) que son parti a réduit sa part de cinq à quatre ministres, et a abandonné la vice-présidence du Conseil. « Mais nous ne ferons plus de concessions face aux tentatives de Gebran Bassil de réduire notre poids politique », affirme-t-il.
(Lire aussi : Aoun : « Quand une mouture équilibrée sera présentée, le gouvernement sera formé »)
En dépit de ce tableau, le Premier ministre désigné continue de se montrer optimiste. S’exprimant devant les journalistes avant la réunion hebdomadaire du bloc du Futur à la Maison du Centre, Saad Hariri a fait état de « progrès sur certains points », indiquant attendre le retour du chef de l’État Michel Aoun pour discuter des amendements qui devraient être apportés à la mouture qu’il avait présentée à Baabda le 3 septembre. Une formule que le bloc parlementaire haririen a qualifiée, dans un communiqué publié à l’issue de sa réunion hebdomadaire, d’« équilibrée », insistant sur le fait que « la Constitution ne fait état d’aucun critère ou de calculs politiques qui devraient être respectés lors de la formation du gouvernement.
Le Futur répondait ainsi au CPL et au Hezbollah qui exhortent M. Hariri à former un gouvernement qui refléterait les résultats des législatives de mai. Le parti chiite a d’ailleurs réitéré hier, par la bouche du député Mohammad Raad, son appel à l’adoption d’un critère unifié dans ce domaine. « Il vaut mieux que certains se conforment à leur poids et fassent des concessions afin qu’un même critère soit appliqué à tous. C’est ainsi que le gouvernement pourra être formé dans les plus brefs délais », a souligné M. Raad lors d’une cérémonie à Machghara (Békaa-Ouest).
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commentaires (7)
Quelle foire d'empoigne! Merveilleuse cette democratie que le Liban montre au monde entier, lui qui se veut un un modele du "vivre-ensemble"....
IMB a SPO
15 h 34, le 13 septembre 2018