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Une journée au village

Midi. Le ciel est d’un bleu inouï et l’on croirait l’air et le temps arrêtés, n’était l’ondulation de la lumière au-dessus des pierres blondes et qui brûlent. Le village, torpide et muet, semble inhabité. Mais il y a des voitures, garées où elles peuvent, à l’ombre des sapins dont la résine s’égoutte lentement, sournoisement, sur leurs arrogantes rutilances. Des arrière-cours parviennent des caquètements discrets et les fenêtres entrouvertes exhalent, par-dessus l’encens conjuratoire, des fumets familiers, friture d’oignons ou de pommes de terre, ou d’œufs au confit de mouton, poêlées de haricots, de tomates et d’ail, ragouts de courgettes cueillies sous la rosée, bien avant l’assaut du soleil. Pour beaucoup, la journée est presque finie, et bien naïfs sont les citadins de passage qui croient la commencer après la grasse matinée. Ici, le jour s’ébranle à peine levé. Les coqs et les bouilloires chantent à 4h du matin. On a des habitudes d’avant l’électricité, transmises, acquises, installées. À midi, les maisons aux épais murs de pierre, aux portes étroites, aux ouvertures farouches, se replient sur un reste de fraîcheur. De temps en temps on arrose le seuil, sans raison apparente. On le faisait naguère pour tasser la poussière. Mais la route, asphaltée de longue date, n’en soulève aucune. Le goudron lape l’eau et en redemande. L’arroseur, pieds nus, pantalon rouleauté, poitrail buissonnant, patauge en souriant aux anges. Une voix le rappelle à l’ordre. Il s’éclipse à regret. Les mères en ce pays sont redoutables.

Les mères. Elles ont sous l’aile des enfants de tous âges qu’elles rudoient. Dans leurs excès de tendresse, elles les supplient de les enterrer. Le reste du temps, elles menacent, qu’ils osent lui désobéir, de leur casser les bras, les mains, les pieds, les dents. De les étrangler, de les piétiner, de leur arracher les cheveux, de leur couper la langue. De le dire à leur père, de lui dire d’apporter la ceinture. Ou, à défaut, de le dire à Mar Charbel qui viendrait les étouffer dans leur sommeil. Si les mots tuaient, il ne resterait pas un seul gamin vivant dans tout le village. Ça ne les impressionne pas plus que ça, les marmots. Ils en rient, même jaune, mais se tiennent à carreau. Ça a beau être vache, c’est de l’amour, allez comprendre.

Tout ce petit monde n’émergera plus avant le déclin du soleil. Quand le premier rayon obliquera sur la montagne blanche, quand s’envoleront les cloches annonçant l’heure dorée et l’office du soir, et que l’horizon, dévoré par les silhouettes sombres des cimes lointaines, se teindra d’orange, projetant ses feux acidulés sur le flanc glabre et rocailleux, rouges puis roses, violets, verts et puis bleus, souvent se superposant tous ensemble, navigués par quelques oiseaux retardataires bientôt engloutis par la nuit, alors les rues s’animeront à nouveau.

Le sonneur est assis sur sa pierre. L’église, rénovée de frais, va bientôt se remplir. Les nouveaux lustres, comme le marbre du sol, rutilent d’une joie retrouvée. Même la momie du héros a fait peau neuve, masque de cire, tarbouche épousseté, brandebourgs rattachés, reprenant son sommeil centenaire là où les embaumeurs l’avaient interrompu. Dans un étrange cercueil de verre inondé de lumière bleuâtre, la mascotte qui a accoutumé les enfants à la mort, et dont la statue équestre caracole de tout son bronze vers l’horizon, habite, bercée de cantiques, l’idée de la tranquillité.

Midi. Le ciel est d’un bleu inouï et l’on croirait l’air et le temps arrêtés, n’était l’ondulation de la lumière au-dessus des pierres blondes et qui brûlent. Le village, torpide et muet, semble inhabité. Mais il y a des voitures, garées où elles peuvent, à l’ombre des sapins dont la résine s’égoutte lentement, sournoisement, sur leurs arrogantes rutilances. Des...

commentaires (6)

ALLEZ, MADAME FIFI, JE VOUS AVAIS DEJA DIT QUE VOUS AVEZ L,AME D,UNE POETESSE MEME SI VOUS VOUS EXPRIMEZ EN PROSE !

LA LIBRE EXPRESSION

21 h 19, le 30 août 2018

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • ALLEZ, MADAME FIFI, JE VOUS AVAIS DEJA DIT QUE VOUS AVEZ L,AME D,UNE POETESSE MEME SI VOUS VOUS EXPRIMEZ EN PROSE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    21 h 19, le 30 août 2018

  • Il n'y a que vous pour nous décrire ce Liban enchanteur ! On en redemande...on attend le prochain article... Irène Saïd

    Irene Said

    14 h 47, le 30 août 2018

  • Youssef BK lui même se serait lever pour saluer cet article plein de couleurs! Comme toujours, un grand merci pour ce tableau impressioniste attachant.

    Wlek Sanferlou

    14 h 07, le 30 août 2018

  • تقبريني انشالله

    Gerard Avedissian

    12 h 13, le 30 août 2018

  • Vous lire. Toujours le même enchantement renouvelé. La joie de retrouver en la partageant une sensibilité universelle aujourd'hui cachée derrière tant de masques. Merci, Madame.

    Neuschwander Joël

    11 h 58, le 30 août 2018

  • Ou est-il ce village enchanteur?

    Allam Charles K

    09 h 15, le 30 août 2018

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