Il est de ces choses qui n’arrivent peut-être qu’au Liban, et parfois dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Des choses drôles qui font penser à cette culture levantine particulière, celle d’un pays aux cèdres millénaires, avec ses montagnes majestueuses, son histoire à tiroirs, ses chrétiens qui s’écharpent en toute convivialité, son regretté mandat français et sa francophonie si libanaise.C’est l’histoire d’une jeune femme dont la mère vient de Aïntoura, l’un de ces villages haut perchés du Metn, adossés au mont Sannine, que rien ou presque ne peut perturber; tout blancs en hiver et quelquefois plongés dans la brume en été. Une brume qui effraie les citadines comme elle, les paralyse et les pousse à préférer prendre un taxi, quand il s’agit de rendre visite à des proches qui passent l’été au village.
C’était le cas hier. Au retour, on dépose la jeune femme à Mrouj, où elle hèle un taxi. C’est une Mercedes déglinguée qui se présente. Au volant, Tanios, cheveux blancs, dentition inégale, tout ridé, l’accueille. Comme sa mère, il est originaire de Aïntoura, le village le plus haut du caza, et a un peu plus de 80 ans.
Tanios, avec son lourd accent montagnard, engage la conversation. « Vous avez eu peur de la brume et vous avez garé à mi-chemin ? Vraiment ? Pourquoi, serait-on en janvier? N’ayez pas peur ! Faites le signe de la croix, prenez le volant et saint Élie vous mènera à destination », harangue-t-il.
Tanios et la dame engagent la conversation. Au niveau de Dhour el-Choueir, il se livre : « Il n’y a pas de pays comme la France ! » Et de poursuivre : « À votre avis, qui est le plus grand des Français ? » Dans ce Liban où de nombreuses personnes ont un faible pour les militaires et regrettent un peu beaucoup le mandat français, elle devine la réponse mais laisse Tanios la dire, avec un point d’exclamation : « Charles de Gaulle. Y a pas d’hommes comme lui ! »
La voiture avance. Et voilà que, à sa grande surprise, Tanios lui parle d’auteurs français, d’écrivains que lui et elle, malgré la différence d’âge, ont appris à connaître à l’école : Molière, Racine, Rousseau, Hugo et ses Misérables, Cosette et Jean Valjean, Baudelaire et ses Fleurs du Mal…
La voiture est au niveau de Bickfaya déjà, quand il commence à jouer aux devinettes. « Quel était le prénom de Balzac ? » demande-t-il. Elle répond : « Honoré. » Le jeu se poursuit et elle gagne à tous les coups.
Mais la colle arrive. « Proudhon? »... Oui, Proudhon, entre Bickfaya et Aïn Aalaq...
« Comment, vous ne connaissez-pas Pierre-Joseph Proudhon, le socialiste du XIXe siècle ? » fait-il fièrement. « Ah oui, répond-elle, c’est un contemporain de Karl Marx. Je m’en souviens maintenant. J’ai vu, il y a quelques mois, un film qui s’appelle Le jeune Karl Marx . » Mais Tanios ne va pas au cinéma et ne regarde pas de films européens. Il aime la France, ses auteurs et Charles de Gaulle, c’est tout.
Elle lui confie qu’elle travaille à L’Orient-Le Jour. Le chauffeur est tout content et reprend son jeu favori. « Qui est le fondateur de L’Orient ? » demande-t-il. « Georges Naccache! » Il continue sur sa lancée : « Où se trouvait le siège de L’Orient? » « Dans le centre-ville », répond-elle avec assurance. Plus précis, Tanios a gagné de nouveau : « Rue Trablos », précise-t-il.
Aïn Aalaq, la promenade est finie. La voiture de la dame est garée sur le bord de la route. « Ah ! Vous conduisez une Citroën. M. Citroën n’a fabriqué que de bonnes voitures. Vous voyez l’importance de la France », lance-t-il joyeusement avant de démarrer.
Derrière le volant, elle met le cap sur le littoral et affiche un grand sourire.Une journée particulière...
commentaires (6)
A mon cher ami Tanios (II) Marcel Ghanem, sur MTV LebanonNews a créé une rubrique "Debates". Je n'ai pas un dictionnaire anglais-français pour vous traduite ce mot.
Un Libanais
17 h 19, le 24 août 2018