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Moyen Orient et Monde - Témoignages

(Sur)vivre à Idleb, dernier bastion anti-Assad

« On était sous le contrôle des services de renseignements et maintenant on est sous le contrôle des factions islamistes et de l’Armée syrienne libre », observe Karim originaire de Saraqeb.

Une femme déplacée dans un camp de la province d’Idleb, le 30 juillet. Khalil Ashawi/Reuters

Avant la guerre, la province était connue pour la fertilité de ses plaines et pour l’excellence de ses oliveraies. Elle est désormais dépeinte comme une prison à ciel ouvert, où se sont réfugiés des centaines de milliers de Syriens ne souhaitant pas vivre à nouveau sous le joug du régime de Bachar el-Assad. Venant de Damas, d’Alep, de la Ghouta orientale ou encore de Deraa, les anti-Assad ont négocié leur transfert vers Idleb sous les bombardements des forces syriennes et de leur parrain russe. « Sans rien prendre avec eux, sans argent, les gens sont arrivés dans le Nord pour fuir le régime de Bachar el-Assad et pour mener une vie normale », raconte à L’Orient-Le Jour Mohammad. Originaire de la ville de Harasta dans la Ghouta orientale, le trentenaire fait partie de ces milliers de Syriens qui sont montés dans des bus en direction d’Idleb pour fuir l’offensive de Damas lancée en mars dernier sur l’enclave assiégée depuis 2013. Ce flux de déplacés s’inscrit dans la vague d’exodes forcés exacerbée par la sanglante offensive du régime sur Alep en décembre 2016, à une soixantaine de kilomètres.

Le gouvernorat à la capitale éponyme situé dans le Nord-Ouest syrien est la dernière grande poche rebelle de Syrie, s’étalant sur près de 6 000 kilomètres carrés. Le district constitue l’une des zones de désescalade établies en septembre 2017 suite à un accord conclu entre Moscou, Ankara et Téhéran. La Turquie, soutien des rebelles, s’est chargée d’assurer la sécurité intérieure et plus d’une vingtaine de postes d’observation turcs, russes et iraniens ont été installés aux alentours de la région pour assurer la stabilité de la zone-tampon entre les forces rebelles et celles du régime.
Le pêle-mêle de civils qui habite dans le gouvernorat d’Idleb est aujourd’hui estimé à trois millions, certains chiffres évoquant même quatre millions. À titre de comparaison, la province comptait 1,5 million d’habitants en 2011. « Quand on marche dans la rue, on ne sait pas qui est de Deraa, de Damas, de Hama ou d’Alep », rapporte Khalil*, installé dans la ville d’Ariha. « Tout le monde vit dans la province en tant que syrien », affirme-t-il.


(Pour mémoire : L’entente russo-turque face au casse-tête d’Idleb)


Des modèles de voitures de 2018
Des rebelles, des membres de l’État islamique et d’autres groupes jihadistes se trouvent aussi parmi les déplacés. Différentes formations jihadistes et islamistes se font aujourd’hui concurrence dans la région avec en tête de file Hay’at Tahrir el-Cham, issue de l’ex-branche d’el-Qaëda, qui entretient des relations houleuses avec la coalition Front national de libération formée par Ahrar el-Cham, Noureddine el-Zinki et quatre autres factions rebelles. « Idleb a changé du tout au tout. C’est de pire en pire », déplore Karim*, âgé de 27 ans et originaire de Saraqeb. « On était sous le contrôle des services de renseignements et maintenant on est sous le contrôle des factions islamistes, de l’Armée syrienne libre. On est toujours dans la même situation même si les acteurs au pouvoir ont changé », observe-t-il.
Paradoxalement, toutes les différentes sources présentes sur place interrogées par L’Orient-Le Jour ont décrit leur quotidien comme « normal ». « Avant de fuir vers Idleb, j’avais une image très négative de la ville car elle était sous le contrôle des factions islamistes tel que Hay’at Tahrir el-Cham, on pensait que notre vie allait être très difficile dans le Nord », se souvient Ayman, médecin de formation venu de la Ghouta orientale en mars. « Depuis qu’on est arrivé à Idleb et dans le rif d’Alep, l’image a changé », poursuit-il. Selon lui, « il y a un grand espace de liberté dans les villes » de la province.
De nouveaux commerces ont ouvert depuis l’arrivée des déplacés tandis que la frontière turque constitue un vivier fructueux permettant de favoriser le trafic de tout type de produits importés au marché noir. « On trouve des modèles de voitures de 2018 dans le Nord. On trouve aussi des produits européens apportés depuis la Turquie », souligne le Dr Ayman, faisant la comparaison avec les zones sous le contrôle du régime. « Sur le plan économique, il n’y a plus de droits de douane ni de taxes. On importe directement de Chine, le secteur industriel s’est développé », confirme également Karim.


(Lire aussi : Nouvelle coalition de rebelles à Idleb, dans le viseur du régime)


Une situation qui renvoie une image de prospérité qui n’est que superficielle en réalité. Les prix des produits de base soient corrects mais « les loyers des maisons sont très élevés, ce qui pose problème pour les gens qui ont fui le régime », précise Mohammad. S’ajoute à cela « les opportunités de travail qui sont très limitées car il n’y a pas de stabilité. Cette instabilité touche toute la partie nord du pays car l’incertitude est trop forte », ajoute-t-il. Bénéficier d’une assistance financière ou matérielle se révèle tout aussi difficile alors que « les organisations aident en priorité les habitants originaires de la région », souligne Rahif*, un activiste qui a fui le gouvernorat de Homs en mai 2017.
Les rangées de tentes dans les camps du gouvernorat ne finissent pas de s’accumuler tandis que les conditions de vie sont déjà bien précaires, marquées par les coupures d’eau et d’électricité. Un quotidien auquel se greffe une situation sécuritaire particulièrement mauvaise. Karim et Ayman rapportent que les risques de vols, d’enlèvements ou d’assassinats sont prégnants dans la province. Autant d’éléments qui entravent le travail des membres de la société civile et qui touchent directement les femmes. « Il y a des pressions de certaines factions qui veulent empêcher les femmes de jouer un rôle public », confie Abir, une quarantenaire originaire de la ville d’Alep qui travaille dans une ONG. « Nous avons beaucoup réduit nos déplacements dans les différentes zones de la région », précise-t-elle.


(Lire aussi : Quand Assad célèbre son armée exsangue)

« Une rumeur différente tous les jours »
Ces risques ne sont cependant que la partie émergée de l’iceberg alors qu’une menace bien plus grande plane sur Idleb. Bachar el-Assad n’a jamais caché son intention de s’y attaquer une fois que l’opération pour la reconquête de Deraa, l’un des derniers noyaux rebelles, serait parachevée. Pilotée par Damas et Moscou, l’offensive lancée en juin dans le Sud syrien a fini par porter ses fruits avec l’arrêt des combats le 2 août, date à laquelle le régime a officiellement repris le berceau de la révolution ainsi que les villes de Quneitra et de Soueida.
Tous les yeux sont aujourd’hui tournés vers Idleb, bien que le calendrier du régime et de ses alliés ne soit pas clair pour l’instant. « L’armée, et c’est à sa discrétion, décidera des priorités et Idleb est l’une de ses priorités », a déclaré Bachar el-Assad à la presse russe le 27 juillet dernier. En dépit de la détermination affichée par le régime, « il n’est pas question et il ne peut pas être question pour le moment d’une offensive d’ampleur à Idleb », a insisté quatre jours après Alexandre Lavrentiev, l’émissaire russe pour la Syrie, ont rapporté les agences russes. Une offensive sur Idleb annulerait l’accord de désescalade, a par ailleurs averti le président turc, Recep Tayyip Erdogan, le mois dernier. Mais bien que le ton semble plutôt être aux tentatives de conciliation, « si Idleb ne revient pas dans le giron gouvernemental par la voie du règlement, l’armée syrienne a absolument le droit de reprendre ce territoire par la force », a noté pour sa part Bachar el-Jaafari, l’émissaire de Damas.
 « On entend une rumeur différente tous les jours », soupire Khaled*, un jeune de 21 ans qui a quitté la Ghouta orientale pour échapper au service militaire. « Par exemple, un jour on entend qu’Idleb va être sous tutelle turque, un autre que le régime va venir la reprendre », dit-il. « Il y a plusieurs scénarios présentés. Peut-être qu’il y aura une offensive depuis différents axes : Jisr el-Choughour, le rif de Hama ou le rif d’Alep », énumère pour sa part Rahif.
Certaines sources contactées estiment que les menaces du régime ne sont qu’un outil supplémentaire dans la guerre psychologique que mène Damas et qu’un accord sera prochainement trouvé entre Moscou, Ankara et Damas à Idleb. Même si des manifestations contre le régime sont organisées dans la province, la peur d’une offensive qui pourrait se révéler similaire, voire pire qu’à Alep en décembre 2016 est dans tous les esprits. Dans ce cas de figure, toutes les personnes interrogées par L’Orient-Le Jour prévoient de fuir la province. Certains veulent éviter d’être réquisitionnés par l’armée, d’autres craignent d’être arrêtés ou torturés. Les options des habitants d’Idleb et des déplacés pour rester hors des zones contrôlées par le régime sont cependant bien limitées : traverser la frontière turque et faire route vers l’Europe ou se diriger vers les régions sous la tutelle d’Ankara dans le Nord syrien telles que Jarablous, al-Bab, Azzaz ou encore Afrine. En attendant, l’incertitude laisse peu de place à l’espoir. Selon Khalil, « les gens ont perdu confiance dans la communauté internationale. Ils voient les massacres en Syrie et ils ne font rien. Les gens ont perdu confiance en tout, même en eux-mêmes malheureusement ».

*Les prénoms ont été modifiés.



Pour mémoire

Le régime syrien a-t-il renoncé à Idleb ?

Avant la guerre, la province était connue pour la fertilité de ses plaines et pour l’excellence de ses oliveraies. Elle est désormais dépeinte comme une prison à ciel ouvert, où se sont réfugiés des centaines de milliers de Syriens ne souhaitant pas vivre à nouveau sous le joug du régime de Bachar el-Assad. Venant de Damas, d’Alep, de la Ghouta orientale ou encore de Deraa, les...

commentaires (2)

Triste sort que celui des gens de Idlib A part des "enrages et jihadistes étrangers" tout le monde pourrait (temporairement au moins) préférer de rester sous le régime de Bachar si celui ci, sous contrôle russe, assurait une amnistie réelle et une négociation facile des problèmes decsevice militaire...d'ailleurs, en temps de relatif. calme, aller au service militaire est beaucoup moins pénalisant que de pourrir dans des conditions précaires et mourir de peur ou d'inquiétude... Mais quels "parrains" pourraient ils piloter ces opérations de politique intérieure syrienne?,,

Chammas frederico

11 h 48, le 09 août 2018

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Commentaires (2)

  • Triste sort que celui des gens de Idlib A part des "enrages et jihadistes étrangers" tout le monde pourrait (temporairement au moins) préférer de rester sous le régime de Bachar si celui ci, sous contrôle russe, assurait une amnistie réelle et une négociation facile des problèmes decsevice militaire...d'ailleurs, en temps de relatif. calme, aller au service militaire est beaucoup moins pénalisant que de pourrir dans des conditions précaires et mourir de peur ou d'inquiétude... Mais quels "parrains" pourraient ils piloter ces opérations de politique intérieure syrienne?,,

    Chammas frederico

    11 h 48, le 09 août 2018

  • LA VA SE DECIDER L,AVENIR DE LA SYRIE OU DES SYRIES ET LES NEGOCIATIONS SUR LES DEPARTS OU NON QUI AFFECTERONT TOUT AUSSI L,AVENIR DE TOUTE LA REGION !

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 07, le 09 août 2018

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