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Idées - Commentaire

Liban : que reste-t-il de l’espoir réformateur de 1958 ?

De gauche à droite : Mgr Jean Maroun, le père Louis-Joseph Lebret et le président Fouad Chéhab, au palais présidentiel le 6 mars 1959. Archives L’OLJ

Dans l’histoire du Liban contemporain, l’année 1958, année révolutionnaire au Moyen-Orient, est non seulement celle de la première guerre civile, mais aussi celle qui inaugure la première présidence réformatrice du pays, celle du général Fouad Chéhab (1958-1964). Alors que le Liban tente en 2018 de former un gouvernement et de renouer avec la réforme économique en s’appuyant sur les recommandations du cabinet américain McKinsey & Company, un retour soixante ans en arrière n’est pas inutile pour comprendre dans quel contexte l’esprit de réforme au Liban a connu son essor.

Effectuée à la demande du président Camille Chamoun, contesté par l’opposition nassérienne, l’intervention des marines américains sur les plages de Beyrouth (« opération BlueBat ») le 15 juillet 1958 constitua la première grande ingérence internationale dans les affaires libanaises depuis l’occupation ottomane de 1915 et la deuxième grande intervention occidentale depuis les massacres de 1860. Le débarquement américain accéléra la fin la guerre civile et déboucha le 31 juillet (après un accord américano-égyptien) sur l’élection contre son gré de Fouad Chéhab (le « père » de l’armée libanaise) à la présidence. Après avoir fondé et réformé l’armée, Chéhab s’employa à réformer le Liban. L’élection du 31 juillet 1958 ne mit cependant pas fin immédiatement aux combats entre forces loyalistes et « rebelles ». Malgré les heurts, les victimes et les destructions matérielles, le pays ne souffrit à l’époque d’aucun vide politique et institutionnel. En juillet 1958, le président Camille Chamoun, au pouvoir depuis 1952, s’apprêtait à terminer son mandat, la Chambre élue en 1957 poursuivait son travail législatif et le gouvernement dirigé par Sami el-Solh gérait tant bien que mal les affaires courantes.


(Lire aussi : L’équation libanaise à l’aune de deux Saint-Sylvestre historiques)



Contraste saisissant
 Entre 1958 et 2018, le contraste est saisissant, non pas tant en raison du poids des ingérences étrangères, toujours aussi prégnantes, que pour des raisons institutionnelles et de choix de politique intérieure. Malgré l’absence apparente de troubles majeurs, aucun gouvernement n’est aujourd’hui encore en place en dépit d’élections législatives ayant rendu leur verdict il y a près de trois mois. La crise de 1958 avait accouché d’une présidence qui tenta de fonder les piliers d’un État moderne et rationalisé par une réorganisation de l’appareil administratif et la mise en place pour la première fois d’une politique de planification, de justice sociale et de développement économique. En octobre 1958, avait été constitué un gouvernement d’unité nationale, autrement appelé « ni vainqueur ni vaincu », qui, sous la direction de Rachid Karamé, un des leaders de l’opposition à Camille Chamoun, s’attela à assurer la continuité des institutions et la pacification du pays. Les leaders politiques des camps opposés acceptaient en somme de travailler ensemble pour les intérêts du pays. Cette logique prévalut le plus souvent les années suivantes.

En juillet 2018, le constat de l’impossibilité de mettre en place cet État moderne place le pays au bord de la crise institutionnelle quasi permanente et la formule « ni vainqueur ni vaincu » ne fait plus recette. Les rivalités de pouvoir et les prétentions ministérielles des principales formations politiques gagnantes des récentes élections et inféodées tantôt à l’Arabie saoudite, tantôt à l’Iran constituent le principal facteur de blocage à la formation d’un gouvernement. Il faut dire qu’entre 1958 et 2018, le rôle fédérateur du président et la fonction présidentielle elle-même se sont nettement affaiblis depuis les accords de Taëf en 1989. Après le temps des vacances présidentielles à répétition, vient désormais le temps de la vacance gouvernementale. D’une certaine façon, l’élection du 31 juillet 1958 incarnait l’espoir du renouveau chez toute une génération de Libanais. Dans une conférence donnée au Cénacle au début des années soixante, le journaliste Georges Naccache voyait en Chéhab le « sauveur », tandis que le penseur René Habachi imaginait un Liban nouveau à l’horizon...


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De l’Irfed à McKinsey
Juillet 2018 semble symboliser au contraire la désillusion et la désespérance et l’échec semble autant politique qu’économique. L’intervention américaine décisive qui accéléra l’élection de Fouad Chéhab n’orienta pas pour autant ce dernier à faire le choix des États-Unis pour mener à bien ses réformes. La mission technique française Irfed dirigée par le père dominicain Louis-Joseph Lebret fut choisie au lendemain de la crise de 1958 pour proposer un état des lieux du pays et un plan de réorganisation de l’économie. La mission finit par occuper une place centrale à la tête de l’État, court-circuitant ministres et administrations traditionnelles. Les experts français n’eurent alors jamais autant de poids dans le fonctionnement de l’État libanais. Contrairement à une autre légende tenace, le ministère du Plan ne fut pas créé par Fouad Chéhab mais par son prédécesseur. Chéhab donna toutefois à la planification libanaise ses lettres de noblesse par une grande loi de réorganisation du ministère du Plan en 1962, lequel fut remplacé par le CDR en 1977.

En 2018, en dépit des efforts de la diplomatie française pour assurer la stabilité du pays depuis « l’affaire Hariri » de la fin de l’année 2017, Michel Aoun a fait le choix de se tourner vers le cabinet américain McKinsey & Company pour étudier les conditions d’une réorganisation de l’économie du pays. Depuis l’indépendance, le choix des principales missions techniques étrangères est le plus souvent la prérogative du chef de l’État. Il est resté constamment un enjeu de luttes d’influence entre puissances occidentales, mais aussi l’objet de critiques régulières au Liban. Les conclusions du cabinet McKinsey & Company recommandant une diversification et un renforcement des secteurs productifs ressemblent étrangement à celles proposées soixante ans plus tôt par la mission Irfed dans son rapport publié en 1961. Malgré les années passées, cette diversification ne s’est jamais produite. Fouad Chéhab avait su en son temps réformer sans parvenir à transformer les institutions. Face à des institutions sclérosées, le Liban de 2018 parviendra-t-il au moins à réformer ?

Stéphane Malsagne est docteur en histoire (Paris I) et enseignant à Sciences Po Paris. Il a notamment écrit : « Sous l’œil de la diplomatie française, le Liban de 1946 à 1990 » (Geuthner, 2017) et dirigé la publication du journal du père Louis Joseph Lebret (« Chronique de la construction d’un État », Geuthner, 2014).


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commentaires (6)

Je me souviens très bien de tout, on dirait hier

Eleni Caridopoulou

17 h 31, le 29 juillet 2018

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Commentaires (6)

  • Je me souviens très bien de tout, on dirait hier

    Eleni Caridopoulou

    17 h 31, le 29 juillet 2018

  • Il ne faudrait pas non plus oublier de constater que les efforts du président Chehab pour orienter le pays vers un aménagement sain , cohérent , clairvoyant et précautionneux du territoire national , sous la direction de l'un des plus prestigieux urbanistes du siècle , Michel Écochard , ont malheureusement fait long feu , et mis désastreusement en échec par la folie bétonnière des libanais , qui ont tous sans exception préféré le lucre à la protection de leur nature exceptionnelle , à leur climat unique au monde , et à la beauté de leur paysage . Rien n'y fit , et nous avons écologiquement atteint un vrai point de non-retour . Le libanais a gâché délibérément son écologie , et ne soyons plus étonné que notre nature veuille se venger de nous .

    Chucri Abboud

    09 h 57, le 29 juillet 2018

  • Très bon article, complet et instructif. Toute la désespérance du peuple libanais peut se résumer dans l'incapacité de nos institutions à garantir le minima dont le citoyen libanais est en droit d'espérer, d'attendre. Notre peuple n'a jamais réussi la transformation de nos faiblesses (notre diversité) en Force. Nos dirigeants n'ont jamais réformé réellement nos institutions afin de réussir le passage d'un pays figé et archaïque à un vrai pays moderne et dynamique. Le même Liban peut s'attribuer pays du très riche comme du très pauvre (la majorité), du très épanoui comme du très frustré et enfermé, etc etc ... L'homogénéité n'existe pas et le chacun pour soit est la règle! Notre pays est-il irréformable

    Sarkis Serge Tateossian

    09 h 55, le 29 juillet 2018

  • IL NE RESTE QUE LE SOUVENIR... MAIS PAS TOUJOURS BON !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 49, le 29 juillet 2018

  • Hélas ce papier ne m'apprend rien: le parallèle établi entre les 2 missions IRFED et McKinsey n'est étayé d'aucune analyse sinon par le constat qu'il s'agissait à chaque fois d'une mission étrangère. So what ?

    Marionet

    09 h 36, le 29 juillet 2018

  • Dépenses inutiles ; les conclusions du rapport McKinsey & Company  connaîtrons le sort du rapport « IRFED ». C’est à dire rapport classé comme le précédent sur un rayon de bibliothèque de quelques ministères ou économistes curieux.

    Emile Antonios

    09 h 08, le 29 juillet 2018

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