« It’s the economy, stupid ! » (c’est l’économie, imbécile) disait James Carville, conseiller de Bill Clinton, pour expliquer la victoire de ce dernier à l’élection présidentielle de 1992. Ce sont bien les problèmes économiques, encore une fois, qui sont la principale cause des dernières manifestations en Iran, alors que le rial a perdu près de 50 % de sa valeur face au dollar en neuf mois. Toutefois, à l’ombre des grandes négociations géopolitiques et de la grève du grand bazar de Téhéran, une autre thématique, présente sur le devant de la scène tout au long de l’année, a de quoi inquiéter le régime iranien : celle de la lutte pour les droits des femmes.
Cette question était absente des dernières manifestations où il était possible d’entendre des slogans comme « Mort à la Palestine », « Non à Gaza, non au Liban » ou encore « Nous ne voulons pas des ayatollahs ». Mais elle n’en reste pas moins l’un des talons d’Achille du régime, compte tenu de son incapacité à prendre en compte les revendications de toute une nouvelle génération de femmes désirant s’émanciper d’un système patriarcal.
Il y a quelques semaines, la municipalité de Téhéran affichait fièrement ses pancartes réalisées spécialement pour le Mondial de football 2018, avec ce slogan : « Ensemble nous sommes des champions, une nation, un battement de cœur. » L’Iran, une nation… sans femmes. Sur les pancartes, des hommes et uniquement des hommes célébraient le football. Il est en effet interdit aux Iraniennes d’assister à un match de football dans un stade. L’affiche a suscité moqueries et indignation sur les réseaux sociaux, à tel point que les élus ont revu leur position et en ont imprimé une nouvelle. Sur celle-ci, nettement moins colorée et festive que la précédente, on voit quelques femmes, voilées, en arrière-plan. Un écho de la lente évolution de leurs droits. Mercredi 20 juin, pour la première fois depuis la révolution islamique en 1979, les femmes ont pu assister à la retransmission d’un match de l’équipe de football iranienne dans un stade de Téhéran, aux côtés d’hommes. Les autorités y ont consenti, pour cette fois, même si la loi reste inchangée. Une avancée symbolique puisque jusqu’alors, si des femmes souhaitaient assister à un match de football dans un stade, elles devaient braver la loi et se déguiser en hommes. Certaines l’avaient fait en avril, pour assister à la rencontre entre deux équipes iraniennes. Ces deux avancées minimes font suite aux manifestations qui avaient agité le pays entre le 28 décembre 2017 et le 1er janvier 2018. Plus de 40 000 personnes étaient descendues dans la rue pour exprimer leur mécontentement face à la corruption qui touche le pays, et les femmes avaient également pris place dans les cortèges, pour exiger plus de liberté.
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Des promesses non tenues
Le mécontentement des femmes est entretenu par un sentiment d’injustice car Hassan Rohani, élu président de la République islamique d’Iran en 2013, avait annoncé dès le début de son mandat qu’il « y avait des insuffisances dans les droits des femmes » et s’était engagé à créer un ministère des Droits des femmes et à féminiser son gouvernement. Sauf que cinq ans après, il « y a un décalage entre les promesses faites et les résultats atteints », explique à L’Orient-Le Jour Clément Therme, chercheur à l’Institut international pour les études stratégiques (IISS). En une demi-dizaine d’années, les femmes ont vu peu d’avancées concernant leurs droits aux yeux de la loi. Le système législatif les oblige toujours à porter le voile, certaines filières d’étude leur sont interdites et elles doivent avoir la permission de leur mari pour voyager. Si de plus en plus, elles peuvent porter leur foulard en arrière et découvrir quelques mèches de cheveux, elles encourent toujours le risque de se faire arrêter pour cela. « Tous les jours, je reçois des messages et des vidéos de femmes à qui on a envoyé des avertissements ou qui ont été arrêtées pour avoir montré un peu de leurs cheveux, alors qu’elles portaient tout de même leur hijab », témoigne pour L’OLJ Masih Alinejad, une féministe iranienne qui a lancé le mouvement My Stealy Freedom qui incite les femmes qui le souhaitent à découvrir leur chevelure et à poster des photos sur les réseaux sociaux. En février 2018, une trentaine de femmes ont ôté leur foulard en public pour manifester contre l’obligation de le porter. Elles ont toutes été arrêtées.
Ce mouvement d’émancipation, notamment concernant la question du port du voile, touche toute la population iranienne, rurale ou urbaine. « Il y a un clivage religieux selon la région en Iran, mais pas forcément selon la différence ville ou campagne », détaille Amélie Chelly, docteure en sociologie et spécialiste de l’Iran. De manière croissante, ce clivage tend à s’effacer, du moins au niveau des citoyens iraniens. De plus en plus, on voit des femmes voilées et convaincues manifester pour que leurs homologues laïques aient le droit de choisir si elles souhaitent le porter ou non. La population se sécularise.
Mais au sein du pouvoir politique, la question de la sécularisation est plus complexe. « Il y a un système autobloquant en Iran », énonce Clément Therme. Si le président peut porter, dans une certaine mesure, la voix de la population, c’est tout de même l’ayatollah Ali Khamenei qui est garant de la loi coranique et de son application. « C’est par l’activisme des femmes et la désobéissance civile que de modestes changements ont eu lieu. Rohani a été contraint d’affronter les problèmes des femmes, et jusqu’à présent, il a fait des tentatives provisoires, mais aucun progrès réel », détaille Masih Alinejad.
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Des inégalités importantes sur le marché du travail
La contradiction du pouvoir se traduit jusque dans les universités iraniennes. Le pourcentage de femmes diplômées d’une université est supérieur à celui des hommes. La loi leur garantit l’accès à l’éducation, au même titre que les hommes. Pourtant, d’après Human Rights Watch, elles représentent seulement 16 % de la population active. Le code civil iranien considère que dans un couple le mari est le chef du foyer, ce qui lui confère le pouvoir d’empêcher sa femme de travailler sous certaines conditions. Pour échapper à cette pression et trouver un emploi, de plus en plus de femmes choisissent de quitter l’Iran. « Les Iraniennes sont surreprésentées dans la fuite des cerveaux », explique le chercheur. L’Iran éduque des jeunes femmes mais ne bénéficie pas, à terme, de leur savoir, en raison d’inégalités dans la loi.
En 2015, la levée progressive des sanctions de certains pays à l’encontre de l’Iran avait laissé espérer aux citoyennes un peu plus de flexibilité de la part du régime. D’après Amélie Chelly, la question des droits des femmes est tributaire de la politique nationale et internationale. « Une amélioration des relations à l’international laisse supposer une ouverture plus grande du pays, et donc plus de liberté pour ses habitants. Mais dans les faits, le régime applique souvent une politique plus répressive pour ne pas perdre la face et montrer qu’il n’y a pas de révolution. » En revanche, une déstabilisation du régime comme celle que l’on observe en ce moment pourrait laisser une chance supplémentaire aux femmes d’asseoir leur place dans la société.
Pour Clément Therme, c’est une évolution positive qui se dessine, mais sur du long terme. « Pour le moment, il est plus facile de ne pas trop changer et de choisir un statu quo entre le président et le guide suprême. La nature du système iranien rend pessimiste sur le court terme. Peut-on réellement réformer une république islamiste ? » Masih Alinejad, elle, insiste sur le fait qu’une avancée des droits des femmes est primordiale. « Je ne me sens pas libre en Iran. Si je ne peux pas contrôler la façon dont je m’habille, comment puis-je l’être ? »
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