Le Grand Sérail à Beyrouth. Photo Sami Ayad
Plus d’un mois après la tenue des élections législatives, l’incertitude demeure sur la date de finalisation du processus de formation du troisième gouvernement de Saad Hariri. Comme souvent en ces périodes de tractations intenses sur la répartition partisane des portefeuilles, on voit à nouveau fleurir, dans les analyses de nombreux journalistes et d’intellectuels versés dans la connaissance des typologies conventionnelles des régimes politiques, des termes tels que « tiers de blocage », « abus de minorité », « clientélisme », « coalition gouvernementale »…
Autant de notions trompeuses dès lors qu’elles prétendent décrire les enjeux politiques en cause et les spécificités du fonctionnement des institutions libanaises, sans distinguer ce qui relève des normes institutionnelles de leurs perversions, malheureusement répandues. Ces dernières s’en trouvent ainsi légitimées alors même qu’elles sont en réalité incompatibles avec l’esprit et le texte de la Constitution libanaise. Afin de trier le bon grain de l’ivraie, il convient donc de revenir sur quelques-uns de ces termes en vogue et les problèmes fondamentaux qu’ils soulèvent.
Tiers de blocage ou abus de minorité ?
Penchons-nous d’abord sur la notion de « tiers de blocage » qui connaît un succès certain alors que l’idée de blocage est contraire à l’essence du droit constitutionnel, qui vise à garantir le bon fonctionnement des institutions. De fait, on ne trouve pas trace de « blocage » ni de « tiers de blocage » dans la Constitution libanaise – ni dans le texte de 1926 ni dans la version amendée en 1990. Certes, l’article 69 dispose que le gouvernement est démissionnaire en cas de démission de plus du « tiers de ses membres ». Mais, d’une part, ce « tiers » peut être composite, et, d’autre part, si ce « tiers » utilise cette prérogative pour « bloquer » le fonctionnement normal des institutions, cela s’appelle en droit la « mauvaise foi » – la bonne foi étant bien une catégorie juridique – ou l’« abus de minorité ». L’abus de minorité comme l’abus de majorité sont gérés, en droit commercial des sociétés comme dans les régimes constitutionnels, au moyen d’aménagements divers en vue de garantir le fonctionnement des institutions. L’article 65 de la Constitution libanaise est un chef-d’œuvre de l’imagination constitutionnelle libanaise pour éviter à la fois l’abus de majorité et l’abus de minorité en exigeant une majorité qualifiée (« akthariyya mawsûfa ») des deux tiers pour 14 décisions fondamentales nommément déterminées – dont notamment : la révision de la Constitution, les accords internationaux, le budget de l’État, la loi électorale, la loi sur la nationalité, la révocation des ministres… Or l’exigence d’une majorité qualifiée n’implique pas une légitimation juridique d’un tiers de blocage.
De même, il est de bon ton de dresser un lien de cause à effet entre la règle des quotas confessionnels pour les emplois politiques et administratifs et l’essor du « clientélisme ». Comme toute règle de discrimination positive, les quotas visent à éviter l’exclusion permanente de certaines catégories de citoyens et à garantir la participation démocratique, dès lors que l’on trouve de hautes compétences parmi toutes les communautés. Or, continuer de palabrer sur le « confessionnalisme » comme si la discrimination positive était hors la loi et que le clientélisme n’existait pas dans tout système politique – y compris dans des sociétés relativement homogènes sur le plan confessionnel –, c’est légitimer des justifications de politiciens qui, sous le couvert de cette règle, désignent des clients en disant : « Tant que le régime est confessionnel, nous voulons notre part ! » C’est se dérober au diagnostic du clientélisme au Liban et à la thérapie spécifique à lui apporter, laquelle réside dans la culture et la pratique de la légalité, au moyen surtout d’une administration fonctionnelle qui garantit les services quotidiens minimaux aux citoyens de sorte qu’ils se trouvent libérés du besoin de piston et du soutien d’un « zaïm ».
« Faire en sorte que les choses marchent »
Actualité oblige, revenons aussi sur la notion de « coalition gouvernementale ». Quatre règles régissent tout gouvernement, qu’il s’agisse de régimes présidentiels, parlementaires ou parlementaires pluralistes : la solidarité ministérielle, l’existence d’une opposition hors du gouvernement, la responsabilité et l’efficience. La Constitution libanaise et les écrits des pères fondateurs sont fort explicites sur ce point, en qualifiant le gouvernement au Liban non pas de « sulta tanfîziyya » (« pouvoir exécutif »), mais plus clairement de « sulta ijrâ’iyya » (pouvoir exécutoire). Le terme « ijrâ’iyya », d’après le dictionnaire Lisan al-’arab, signifie « faire en sorte que les choses marchent » (« yaj’aluha tajrî »).
Dans une société formée de 18 communautés, c’est le Parlement qui est le lieu permanent du dialogue, le gouvernement, lui, « fait en sorte que les choses marchent ». Si le régime constitutionnel libanais était fédéral territorial, comme en Suisse ou en Belgique, il serait possible que le gouvernement soit collégial, la plupart des décisions étant prises dans les provinces. Mais dans un régime fédéral unitaire ou personnel, comme celui du Liban, la coalition gouvernementale comporte des ministres appartenant à plusieurs communautés, mais pas nécessairement représentatifs de ces communautés au plein sens de la représentation électorale et parlementaire.
La coalition gouvernementale multicommunautaire et la pleine représentativité communautaire doivent être recherchées au Parlement, et non dans la fonction exécutoire de la coalition gouvernementale. Dès lors, la notion de coalition gouvernementale ne devrait pas reposer sur le principe de l’intégration de toutes les parties, mais sur la solidarité de ministres adoptant les mêmes grandes orientations politiques nationales.
On va dire que tout cela est aujourd’hui idéaliste. Et effectivement, ça l’est devenu, parce qu’on a souvent manipulé, bafoué, instrumentalisé le régime parlementaire pluraliste libanais dans le but de le rendre, par abus de minorité, ingouvernable sans le recours à la Sublime Porte du moment. Il serait donc temps de revenir aux règles de grammaire de la Constitution libanaise et de cesser de légitimer des perversions sous le couvert de nouvelles théories juridiques sur la Constitution ou le pacte national.
Membre du Conseil constitutionnel et titulaire de la chaire Unesco d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue de l’USJ.
Excellent article, impressionnante connaissance du système politique. Souvenez-vous de l'homme politique Manuel Younès, paix à son âme, qui avait proposé de copier le système fédéral suisse. Tout le monde était contre et ils ont crié "ô quel scandale - au complot". Les bien-pensants qui n'ont rien compris au système, l'ont combattu sous la bannière" non à la division du Liban - {la lltaksim}" mais de quelle division parlaient-ils?. Il s'agissait de laisser à chaque communauté la possibilité de s'auto-gérée et de s’entraider financièrement puisque les cantons prospèrent doivent, dans ledit système, aider les cantons qui sont moins riches. Pour une fois les clergés de toutes confessions et tous les dirigeants politiques de tout bord étaient unanimement contre. Si ma mémoire est exacte, même pas un journaliste de l'époque n'a osé s'y montrer favorable. Allah yrhamou
17 h 41, le 24 juin 2018