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1507,5

«Lira, lira, lira ! », joyeuse ritournelle des poulbots et des marchands ambulants de l’ancien Beyrouth, des vendeurs de journaux et des cireurs de chaussures, de ceux qui circulaient parmi la foule des passants, proposant qui des billets de loterie, qui sa pacotille bariolée. « Lira, lira ! », le mot imposait le sourire avec sa voyelle centrale qui étirait les lèvres et sa finale exclamatoire. Le billet magique, couleur sépia, en imposait avec ses belles gravures, les colonnes de Baalbeck d’un côté, les stalactites de Jeïta de l’autre. En arabe sur une face, en français sur l’autre, il exprimait avec classe la double culture dominante de ces années d’avant guerre où les Trente glorieuses s’évaporaient dans les rues de la capitale en effluves d’épices et se diluaient dans la fumée des pipes à eau, se grisaient de café corsé et tourbillonnaient dans les opalescentes arabesques de l’arak sur les tables des cafés-trottoirs.

Le billet d’une livre libanaise, la « lira » que la majorité de la classe moyenne était convenue de donner à sa progéniture le dimanche, sous condition de bonne conduite, avait aussi des vertus pédagogiques. Ni trop ni trop peu, il se prêtait à l’apprentissage du désir et du manque, du calcul et de l’échange, et permettait aux moins de dix ans de se pousser du col chez l’épicier qu’ils appelaient « ammo », en accumulant sur son comptoir de petits monticules de choses sucrées, bubble gum « Bazooka » enveloppé de papier ciré rouge doublé de décalcomanies indélébiles, chocolat blanc « Galak » au riz soufflé, pyramides Bonjus ou berlingots multicolores striés de blanc qui faisaient la fortune des dentistes. Les plus patients apprenaient les vertus de l’économie en serrant leur petite fortune dans des tirelires en forme de globe dont le plastique était embossé de dessins indéchiffrables. À la fin du mois, ils pouvaient ainsi s’acheter des livres, des crayons de couleur ou de petits jouets, ballons de foot, soldats informes, poupées maladives, animaux de ferme mal léchés, voiturettes qui sentaient le métal, le caoutchouc et l’huile de machine.

« A buck is a buck » disent encore les Américains pour qui le dollar est plus qu’une monnaie, une profession de foi ( « in God we trust » ). On voudrait pouvoir dire encore « une livre est une livre », mais le billet Baalbeck / Jeïta a disparu avec la première dévaluation de notre monnaie. Tant de zéros se sont ajoutés aux coupures libanaises qu’il a fallu imprimer à la hâte d’affreux fafiots impersonnels, déconnectés de toute identité nationale, n’était quelque vague arabesque en filigrane et un pauvre cèdre, symbole de plus en plus creux de notre appartenance.

Le jour où est apparu le billet de 100 000 livres, ceux qui avaient acheté un appartement à ce prix une poignée d’années plus tôt ont pris conscience de l’étendue du désastre. 100 000 livres, aujourd’hui, c’est à peine deux petits pleins d’essence. De ma petite enfance me revient ce nom étrange que nos camarades, dans notre village où le temps semblait arrêté, donnaient aux pièces sans valeur : « frank ». Comme si la monnaie était encore indexée au franc français de l’époque mandataire. Les enfants du millénaire s’expriment, eux, en dollar, cette constante du gouverneur Riad Salamé qui équivaut à 1507,5 LL aussi vrai que Pi égal 3,1416. À la différence que notre cercle monétaire est vicieux et que sa circonférence tend à se dilater.

«Lira, lira, lira ! », joyeuse ritournelle des poulbots et des marchands ambulants de l’ancien Beyrouth, des vendeurs de journaux et des cireurs de chaussures, de ceux qui circulaient parmi la foule des passants, proposant qui des billets de loterie, qui sa pacotille bariolée. « Lira, lira ! », le mot imposait le sourire avec sa voyelle centrale qui étirait les lèvres et...

commentaires (3)

Douce nostalgie de cette lira qui avait dans le monde sa part du marché et avait un vrai pouvoir sur le marché local .Reviendra-t -elle ?Le doute est grand .

Antoine Sabbagha

16 h 37, le 14 juin 2018

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Commentaires (3)

  • Douce nostalgie de cette lira qui avait dans le monde sa part du marché et avait un vrai pouvoir sur le marché local .Reviendra-t -elle ?Le doute est grand .

    Antoine Sabbagha

    16 h 37, le 14 juin 2018

  • J'avais vu Spartacus à 25 piastres ou un quart de ces colonnes sur la belle livre libanaise.. robo' lira... La belle époque à la libanaise

    Wlek Sanferlou

    13 h 09, le 14 juin 2018

  • La légende du "frank" qui valait cinq piastres. Le "frank" était aussi un adjectif de rabaissement. Dire de quelqu'un qu'il ne vaut pas un "frank" 'ma byeswa frank), cela veut dire qu'il est un vrai nullard. En 1935, petit écolier chez les Bonnes Soeurs, j'allais chez l'épicière Saada pour acheter 22 bonbons rouges à une piastre "trouée". Tous mes camarades avaient les lèvres et la langue rouges à cause du bonbon rouge... Donc avec un "frank" j'avais 22x5=110 bonbons rouges chez Saada. Cinq piastres ou un "frank" comme argent de poche, c'était la joie de vivre.

    Un Libanais

    07 h 57, le 14 juin 2018

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