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Culture - Exposition

L’art est-il réservé à ceux qui en ont étudié les signes ?

Le large et clair espace du Beirut Art Center est comblé de diverses installations d’une vingtaine d’artistes – dont Burroughs, Acconti, de Cointet – partageant entre eux le souhait de rompre avec l’ordre établi, de réinventer le pouvoir des mots.

« Ethiopia » de Guy de Cointet, 1976.

« Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » Voilà une question que de nombreux théoriciens se sont employés à discuter, notamment avec l’apparition au XXe siècle de l’art conceptuel et du minimal. Une question qui, depuis, ne cesse de diviser le monde. L’Américain Joseph Kosuth propose en 1969 un texte de référence en la matière dans la revue Art & Language où l’artiste défend l’art comme langage en soi, détaché de la notion subjective de « goût » à proprement parler. Détour historique oblige, si l’on considère l’expansion de ces arts dits « conceptuels » à partir des années 60, on considère le Français Marcel Duchamp et ses ready-mades – objets manufacturés appropriés par l’artiste dont le premier, présenté à New York en 1916, était une roue de bicyclette fixée sur un tabouret de cuisine – aux avant-gardes de cette vague qui hissait « l’idée » au statut d’œuvre et la dénouait de toute valeur esthétique. Cet iconoclasme le rapprochait alors du dadaïsme, un mouvement artistique et intellectuel né en réaction à la Première Guerre mondiale qui se voulait anticonformiste, auquel se rattachent les peintres Max Ernst, Francis Piccabia, le couple Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp, ou encore le photographe Man Ray. Autre mouvement important pour comprendre les enjeux de cet art nouveau, celui des Américains de la Beat Generation, né cette fois-ci en réaction à la Seconde Guerre mondiale. Ce groupe littéraire et artistique défendait une libération culturelle et sexuelle en opposition à une Amérique très puritaine, mais dont les revendications ont connu un réel écho par-delà le continent. On y retrouve l’écrivain Jack Kerouac, le photographe Robert Frank ou encore le peintre Alfred Leslie, parmi tant d’autres à qui l’on doit des réflexions et des apports allant bien au-delà des contingences artistiques mais qui étaient (et sont toujours) de grands combats menés pour la société et l’humanité contre l’austérité. Un esprit qui impulsera, quelques années plus tard, Mai 68.


(Lire aussi : « Risquez votre regard sur les objets, textes et sons qui envahissent l’espace »)

Mélange des genres
Les années 60 voient naître dans ce sillage des œuvres pleines de revendications, dont certaines que l’exposition « Space Edits » au Beirut Art Center propose de faire découvrir au visiteur. Elle s’articule autour de Eutopia (1976) de Guy de Cointet (né à Paris 1934 et mort à Los Angeles en 1983), un agencement de formes géométriques de couleurs en guise de décor à des fins de performance théâtrale (restituée dans l’exposition par la vidéo de son unique représentation) qui interroge en premier lieu la fonction du langage. À celle-ci, le large et clair espace du BAC est comblé de diverses installations d’une vingtaine d’artistes partageant entre eux le souhait de rompre avec l’ordre établi. L’ordre établi, c’est considérer que le langage s’exprime seulement par le texte, que les mots doivent nécessairement divulguer du sens commun et que le sens est une condition sine qua non à la logique. Un combat mené par l’artiste issu justement de la Beat Generation, William Burroughs, dont on peut découvrir ici le film de 1966, The Cut-Ups, dans lequel il interroge la notion de propriété intellectuelle et la signification des mots en déclarant ceci : « Depuis quand les mots appartiennent-ils à quelqu’un ? » On retrouve aussi le poète et artiste Vito Acconti, connu notamment pour ses land arts (interventions artistiques dans la nature), avec sa célèbre étude expérimentale audiovisuelle de 1969, The Following Pieces. Le design est mis à l’honneur, et ce joliment, avec la présence d’œuvres de l’architecte d’intérieur Janette Laverrière (décédée en 2011 à l’âge de 101 ans), qui, comme un Guy de Cointet, propose de la couleur, partout, en lettres capitales : sont présents ses croquis de meubles sous des vitrines signées Nairy Baghramian et ses meubles eux-mêmes, la bibliothèque verticale pensée pour les petits espaces et la lampe chapeau chinois. Outre ces grands noms gravés dans l’histoire contemporaine de l’art, le déplacement vaut le coup à bien des égards pour ces autres artistes qui interviennent dans le présent pour le façonner et l’interroger brillamment. Sur le toit du BAC, notre âme d’enfant est interpellée par la cabane à taille humaine, esprit Bauhaus (école artistique allemande des années 1920), du Français Jean-Pascal Flavien qui propose, toujours par un vocabulaire métaphorique, de réinterpréter la relation de l’objet avec l’espace, de l’habitat avec le monde qui l’entoure…

Quoi qu’il en soit, devant la richesse de cette exposition, aussi bien au niveau de la diversité des médiums utilisés qu’à travers le spectre des mouvements artistiques d’avant-garde dont il est question, le visiteur sortira avec toujours quelque chose de gagné. Ne serait-ce que la nécessité d’abaisser les frontières de ses préjugés pour faire confiance à la sensibilité de ses sens. Et pour ainsi accueillir à sa propre manière la poésie dont débordent les œuvres ici présentées et ne plus croire que l’art s’élève à seuls ceux qui ont étudiés ses lignes.

Beirut Art Center
Jisr el-Wati, Beyrouth.
Jusqu’au 18 juillet 2018.Tél.: 01-397 018

« Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » Voilà une question que de nombreux théoriciens se sont employés à discuter, notamment avec l’apparition au XXe siècle de l’art conceptuel et du minimal. Une question qui, depuis, ne cesse de diviser le monde. L’Américain Joseph Kosuth propose en 1969 un texte de référence en la matière dans la revue Art & Language où...

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