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Culture - Entretien

« Risquez votre regard sur les objets, textes et sons qui envahissent l’espace »

Marie Muracciole, commissaire de l’exposition et directrice du BAC, explique les ramifications de l’exposition « Space Edits ».

Marie Muracciole.

« Space Edits » présente de nombreux artistes contemporains hétéroclites des XXe et XXIe siècles, comment ont-ils été réunis ?
« Space Edits » s’intéresse à la contamination entre langage et espace. Les œuvres réunies agissent par le biais de différentes codifications ou cryptage ; de jeux de mots transposés en configurations spatiales ; et à travers la matérialité de textes imprimés, de procédures verbales, de sculptures, de films et de performances. Il s’agit ainsi d’activer des modes de « lecture » qui vont du simple déchiffrement visuel à des éléments de programmation du corps dans l’espace.
Autour de Ethiopia, de Guy de Cointet, « Space Edits » met en relation des pratiques artistiques liées au langage et, en particulier, à différentes manières de le mettre en circulation. L’exposition réunit des artistes historiques et des démarches récentes. Elle montre des œuvres qui prolongent la forme du livre et des éléments de texte, que ce soit avec l’artiste belge Marcel Broodthaers qui prolongeait la poésie avec un langage d’objets et de décors, Richard Artschwager qui fait de l’exposition le support d’un texte imaginaire et illisible, à la fois perturbateur et plein d’humour, ou Vito Acconci qui a poursuivi dans l’espace public et avec son corps une pratique poétique très innovatrice qui va devenir de la performance et de l’art corporel. La jeune Pallavi Paul a transformé ses recherches sur une figure fascinante de la Seconde Guerre mondiale en un rouleau d’inscriptions en anglais et en morse qui envahit l’espace, produisant une image dysfonctionnelle et fabuleuse de l’archive. Claude Closky a toujours travaillé à partir de la forme du livre qu’il spatialise et dont il « automatise » le contenu à la fois pour enrayer les mécanismes du sens, ici en projetant un texte dont l’aspect imprévisible produit une forme de poésie sur le mur. Baris Dogruzos a lui aussi produit une nouvelle pièce, un dispositif de projection qui est aussi un index de formes destinées à regarder le monde, dans le registre militaire, devenues ici un théâtre d’ombres. Et Ali Meer a initié une sculpture très étrange, la maquette d’un dispositif de lecture pour un texte mis en abîme. Quant à Nairy Barghamian, elle construit un espace entre le musée et l’espace domestique pour y inviter une « designeuse », Janette Laverrière. Nairy propose une « lecture » de Janette.
C’est la poésie qui conduit les plus grandes expérimentations de l’ordre du langage, et Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, le poème de Mallarmé, est ici présent en filigrane. L’évocation des techniques du cut-up chez l’écrivain William Burroughs relève également de cette volonté de montrer la pensée en mouvement. Dans la même salle, je montre une nouvelle production de Nesrine Kodhr qui joue de l’ordre et du désordre de la langue arabe dans une performance très subtile.

Dans quelle mesure « Ethiopia » de Guy de Cointet a-t-elle été et demeure toujours une œuvre avant-gardiste ?
Dans la relation décalée entre la France et les États-Unis sur la question de l’avant-garde et de la théorie qui se sont matérialisées en réaction à la Seconde Guerre mondiale, Guy de Cointet se présente comme une figure lointaine et insolite, dont l’art se rattache à la question de la lecture, de l’archivage et de la documentation, où il s’agit de lire et d’interpréter – dessins et peintures, objets et livres toujours associés à l’écriture et à la matière imprimée. Il est mort très jeune, et ce sont les artistes qu’il a influencés, dont Paul McCarthy, qui ont permis à son travail de revenir sur la scène internationale. Il était très libre et très expérimentateur, assez énigmatique et joueur.
Assistant de Larry Bell, de Cointet s’était installé à Los Angeles en 1968 où il avait intégré la communauté artistique étrangère à la pratique minimaliste dominante. Son travail reprend et élargit la tradition de l’antiquité romaine des théâtres de mémoire, qu’on appelle aussi mnémotechniques, destinée à mémoriser de longs discours au moyen de synthèses visuelles. Les récits et les discours qu’il met en scène sont illogiques, souvent inspirés par les méthodes littéraires de Raymond Roussel, et émanent de livres ou de sculptures qui fonctionnent comme aide-mémoire pour les acteurs. De Cointet les conserve ensuite sous forme d’installations. Ethiopia est donc un texte théâtral devenu un décor en trois parties, constitué d’objets que les acteurs doivent activer. Ces objets, et c’est une installation particulièrement frappante, nous ont été prêtés par le Mamco de Genève.
C’est cette attention que de Cointet porte à ses objets scéniques qui inspire plusieurs générations de jeunes artistes. Par ailleurs, la désacralisation de l’objet d’art était une composante de sa pratique, plusieurs de ses objets et décors existent en multiple versions, puisque produits à maintes reprises par lui-même et certains des acteurs à l’occasion des performances. De Cointet résiste ainsi à la transformation de l’œuvre d’art en marchandise, et les œuvres de David Hammons et Claude Closky présentes dans l’espace d’exposition parlent également de cette résistance et de Marcel Duchamp qui l’a initiée.

Comment définiriez-vous la place de l’art expérimental au Liban ?
Les pratiques artistiques expérimentales sont pour moi essentielles, que ce soit ici au Liban ou ailleurs. Au fond, il y a des milliers de façons de faire de l’art, et celles qui marquent leur temps sont exploratoires, risquées, spéculatives. Je m’intéresse beaucoup aux montages et aux pratiques liées à la temporalité, tels que le cinéma, la musique et la danse, dans leur relation aux arts visuels, parce que les différentes disciplines se modifient les unes les autres, elles « travaillent ». Valoriser le temps en tant que medium dans l’art visuel est aussi un moyen d’interroger le statut de l’exposition en tant qu’itinéraire pour le regard, et espace pour la circulation du corps. Les expositions fonctionnent comme des espaces sensibles et partagés, où chacun peut construire une interprétation individuelle. Je souhaite qu’elles aient des effets. Parmi eux, celui de soulever la question du temps dans lequel nous vivons et agissons : dans quel monde nous tenons-nous ? À quelles perspectives historiques nous rapportons-nous ? Par exemple, des artistes comme Jumana Manna ou Francis Alys, que nous avons montrés au BAC, travaillent à partir des sphères contemporaines de transformations politiques, au Moyen-Orient en particulier, et ce en convoquant des médiums très différents dans l’espace. Leur démarche est un aller-retour entre l’expérimentation des médiums et l’interrogation du moment historique.

Comment les nouvelles fonctions du langage proposées par cette exposition laissent-elles à chacun une libre sphère d’interprétation qui la rendrait finalement accessible à chacun ?
« Somme toute, l’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif », écrit Marcel Duchamp dans The Creative Act en janvier 1957. Une exposition, qu’elle soit collective ou individuelle, repose sur l’organisation des différentes œuvres dans l’espace. Elle propose une multiplicité d’agencements car l’espace par définition est multidirectionnel, et les préalables que sont les œuvres s’en trouvent modifiées. Là-dedans, le commissaire d’exposition trace des pistes, bien évidemment, et provoque des lectures possibles, mais c’est au visiteur de formuler un parcours propre, où le corps conduit l’imaginaire. Ici, cet aspect est particulièrement accentué par le fait qu’il s’agit de langage, et que la « lecture », de gauche à droite ou de droite à gauche selon les langues, se confronte à cet élargissement du sens et à la physique du lieu. « Space Edits » invite le spectateur à risquer son regard sur les objets, textes et sons qui envahissent l’espace, un risque constructif qui ne nécessite pas d’érudition particulière, qui peut aussi passer par le plaisir et l’humour.

N. B.

« Space Edits » présente de nombreux artistes contemporains hétéroclites des XXe et XXIe siècles, comment ont-ils été réunis ? « Space Edits » s’intéresse à la contamination entre langage et espace. Les œuvres réunies agissent par le biais de différentes codifications ou cryptage ; de jeux de mots transposés en configurations spatiales ; et à travers la...

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