Parfois, comme un oracle, comme la voix de De Gaulle retentissant à travers les meubles radios des années 40 autour desquels s’agglutinaient les familles, comme ce vibrant Appel du 18 juin, ses anaphores, ses grondements et ses trémolos presque mystiques, la télévision a quelque chose à nous dire quand on l’allume par hasard, surtout quand on le fait de plus en plus rarement.
La télévision donc et, ce soir-là, un reportage sur la crise du logement à Hong-Kong. L’île est exiguë, mais sa prospérité attire tant de monde qu’elle affiche une densité de près de 7 000 habitants au km2. Là, en marge de l’univers clinquant du business et de la finance, grouille une vaste population de traîne-misère qui vivent dans des conditions innommables. Dans les gigantesques tours, de minuscules appartements, et dans ces appartements plusieurs rangées de cellules superposées, cages de fer rouillé où l’on ne tient qu’assis, voire couché, un matelas, un écran au fond du réduit, une patère pour suspendre deux ou trois haillons. Aucune intimité. Les toilettes sont collectives et il faut se lever très tôt pour y avoir son tour. Les punaises envahissent tout. On se surprend à se voiler les yeux, comme au temps où les chaînes libanaises ne se donnaient pas la peine de censurer les scènes d’attentat.
Que dit la voix ? Elle n’a pas besoin de dire. Les images renvoient le spectateur à sa propre condition. Sur une planète qui commence à devenir étroite pour une population en augmentation exponentielle, avec des prévisions démographiques à plus de 11 milliards d’habitants à la fin du siècle, que vaudra l’individu, sa naissance, sa mort, sa traversée entre ces deux rives ?
Si l’on osait une lecture de nos sociétés contemporaines à l’aune de cette perspective, on en déduirait que l’obsession des réseaux sociaux n’a pas d’autre explication que cette peur de l’inexistence et de l’effacement qui hante chaque être humain. Et que je vous bombarde, parce que vous le voulez bien et que vous me le rendrez dûment, de photos relatant le moindre événement de ma vie quotidienne, tant et si bien que si je venais à m’éclipser de vos écrans, à détruire mon compte ou à me détruire tout court, je vous manquerais cruellement et ce manque me donnerait quelque épaisseur.
Dans un excellent billet publié dans ces mêmes colonnes le 19 mai, le jeune auteur palestinien Karim Kattan soulignait en substance, en parlant de la récente fusillade de Gaza, que la culture est un moyen bien plus souverain que le combat armé pour se rendre visible aux yeux du monde et faire valoir sa cause. Au même moment, le film de Nadine Labaki recevait le Prix du Jury au festival de Cannes, et quelques porte-parole improvisés du Hezbollah opposaient à cette victoire celle des « martyrs de Qousseir ». De ces derniers, le monde ignore pourtant tout, jusqu’à la date du sacrifice. Les noms des victimes gazaouies des tirs israéliens ont été en revanche, pour une fois, inscrits sur une liste diffusée un peu partout, pour préserver leur humanité, ne pas les laisser réduire à un numéraire. Nous sommes trop nombreux. Créons. Il est désormais plus urgent d’exister que de subsister.
Contre l’inexistence
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 31 mai 2018 à 00h00
commentaires (5)
Exister ou subsister en fourmis tel est le grand défi
Antoine Sabbagha
19 h 04, le 31 mai 2018