Il y a 30 ans, le quarantième anniversaire de la création de l’État d’Israël était marqué par la publication de quatre ouvrages d’historiens israéliens, Benny Morris (The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949), Ilan Pappe (Britain and the Arab-Israeli Conflict, 1948-1951) et Avi Shlaïm (Collusion Across the Jordan : King Abdullah, the Zionist Movement, and the Partition of Palestine). En revisitant largement l’historiographie israélienne de 1948 dans leurs ouvrages, les « nouveaux historiens » battent en brèche le récit sioniste national et les « mythes fondateurs » sur lesquels il s’appuie. Leurs recherches portent essentiellement sur le rapport de force entre juifs et Arabes/Palestiniens et les causes de l’exode des Palestiniens durant la guerre de 1948. Leurs conclusions déconstruisent d’abord le mythe de la victoire presque miraculeuse du David israélien face au Goliath arabe surarmé. Ils exposent dans leurs ouvrages les nombreux atouts dont bénéficiait en réalité l’État en gestation : la supériorité de ses forces armées – en nombre, en entraînement et en armement – ainsi que l’avantage stratégique découlant de la division des puissances arabes, se guettant les unes les autres plutôt que de se concentrer sur le combat contre l’État hébreu.
Les « nouveaux historiens » éclairent aussi d’un nouveau jour la question du départ en masse des Arabes palestiniens, après la déclaration d’indépendance israélienne le 14 mai 1948. Selon les termes de l’historien Benny Morris, leurs récits « sapent l’explication israélienne traditionnelle d’une fuite en masse sur l’ordre ou à l’invitation de la direction arabe ». Benny Morris établit que 73 % des départs ont été directement provoqués par les Israéliens, dont 41 cas d’expulsions manu militari. Il jette la lumière sur le massacre de 250 habitants de Deir Yassine le 9 avril 1948 ; sur la violence de l’expulsion des Arabes de Lydda (l’actuelle Lod) et de Ramla, le 12 juillet 1948 (évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires et de pillages); sur la hantise et la panique causées par celles-ci chez les Palestiniens des localités voisines et auxquelles ils cèdent en prenant à leur tour la fuite. Le mythe de l’innocence de « la petite armée d’un État héroïque » et de la pureté des armes est profondément remis en question. En 1948, dans l’immédiat des événements, des voix israéliennes majeures comme celle de l’écrivain S. Yizhar décrivent sans filtre les atrocités commises par les soldats israéliens. Mais ce rapport à chaud est rapidement abandonné alors que le jeune État construisait son épopée nationale pour les décennies à venir.
Délitement du récit national
Il a fallu attendre la fin des années 80 pour que les mémoires israéliennes s’ouvrent à cette face de la guerre de 1948. Certes, la déclassification des archives militaires 30 ans après les faits marque le coup d’envoi du réexamen de l’histoire de la naissance de l’État d’Israël. Mais c’est aussi la distanciation générationnelle dont bénéficie ce groupe d’historiens qui lui permet d’entamer la réécriture de la nouvelle histoire avec une approche critique, à la lumière des archives militaires. Nés après la création de l’État, les « nouveaux historiens » se distinguent par-là de leurs prédécesseurs (ceux qu’on appelle les historiens traditionnels), souvent partie prenante en tant qu’officiers de haut rang dans le combat pour l’indépendance d’Israël. Malgré les critiques acerbes de ces derniers, le changement de climat politique du milieu des années 80 permet aux « nouveaux historiens » d’interpeller les mémoires de leurs concitoyens israéliens. L’invasion du Liban en 1982 puis le déclenchement de l’intifada en 1987 provoquent un traumatisme chez les Israéliens et l’effondrement du consensus national, basé auparavant sur l’idée qu’il n’y avait pas d’«alternative ». C’est dans ce contexte d’introspection nationale que le travail des « nouveaux historiens » suscite un réel intérêt au sein de l’opinion publique, prête à s’interroger sur sa relation avec les Palestiniens et les pratiques de leur armée. D’autant plus que les accords d’Oslo en 1993 puis la signature de l’accord de paix bilatéral avec la Jordanie la même année encouragent une ouverture au dialogue et à l’examen critique de l’histoire du pays. Loin de faire l’unanimité, la « nouvelle histoire » marque un temps le récit mémoriel israélien et provoque le délitement du récit national sioniste consensuel. En témoignent les virulents débats qu’elle engendre dans les grands médias nationaux, au point que plusieurs commissions visent à revoir les programmes scolaires d’histoire pour un curriculum moins sioniste.
Mur des mémoires
La pluralité des mémoires est tributaire des réalités et agendas politiques d’une époque – qui permettent son essor autant qu’ils la restreignent. C’est précisément l’enjeu politique des mémoires qui explique la courte durée de vie du récit de la « nouvelle histoire » dans l’historiographie israélienne. Aussitôt que les relations avec les Palestiniens sont mises à mal au tournant du siècle, l’instrumentalisation des mémoires reprend le dessus. L’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1995 puis le soulèvement des Palestiniens lors de la seconde intifada en 2000 provoquent un regain de méfiance envers les Palestiniens alors que l’opinion publique israélienne se détourne de la nouvelle histoire au profit de son pendant traditionnel. Transition traduite par l’élection d’Ariel Sharon en 2001, chef de file de la droite : ce dernier fait retirer des écoles le manuel d’histoire d’Eyal Naveh, qui introduisait une vision hétérodoxe de 1948. Depuis 2009, les écoles arabes n’ont plus le droit d’utiliser le terme « Nakba » dans leur programme. Le 23 mars 2011, la Knesset, le Parlement israélien, adopte la « loi Nakba » afin qu’aucune organisation commémorant la Nakba le jour de la fête nationale ne reçoive de subventions. L’objectif est d’empêcher que la Nakba soit étudiée et reconnue en Israël. Et l’organisation d’extrême droite nationaliste Im Tirzu de lancer une campagne intitulée « Nakba kharta » (« La Nakba, c’est des conneries ») pour réimposer le déni complet de la Nakba en Israël. Le mur qui sépare les mémoires israéliennes des mémoires palestiniennes est à nouveau érigé, la reconnaissance des exactions et expulsions de 1948 enfouie. Du moins, pas tout à fait. Dans le climat anxiogène des années 2000, apparaît le récit mémoriel néosioniste, dont Benny Morris devient le porte-parole. Ce récit incorpore les atrocités commises en 1948, mais les justifie en invoquant l’enjeu de survie pour l’État israélien, tout en déplorant cyniquement que l’épuration ethnique n’ait pas été finalisée.
À l’opposé, l’héritage de la « nouvelle histoire » dans la société civile israélienne est perpétué par des organisations comme Zochrot (Souvenons-nous). Celle-ci œuvre à sensibiliser et éduquer en hébreu les mémoires israéliennes au sujet de la Nakba.
Les autres articles du dossier
V- La cause palestinienne mobilise-t-elle encore les jeunes ?
IV- De Ben Gourion à Netanyahu, la « dérive de l’utopie » israélienne
III – Entre Palestiniens et Arabes, une histoire d’instrumentalisation et d’abandon
II – De Abdallah Ier à David Ben Gourion, les principaux acteurs de la Nakba
La Nakba est une défaite pour les Palestiniens et une victoire pour les Israéliens, tout comme Waterloo fut une défaite pour les Français et une victoire pour leur ennemis. Que les Israéliens renient la Nakba ne change pas le fait qu'elle ait eu lieu et ca s'applique aussi pour waterloo ou tout autre waterloo dans l'histoire... Sur ce, il faut tout d'abord accepter l'histoire telle quelle. Les juifs, n'en déplaisent au orientaux d'antan ou d'aujourd'hui, ont toujours été présent en Israël et donc ont le droit d'y résider. Il y a eu un plan de paix et de partage Onusien qui a été refusé par les Arabes... Pourquoi? S'il avait ete applique, Israël aujourd'hui aurait fondu dans l'immensité du marché commun arabe et la région se serait développé dans le calme et la tranquillité. Malheureusement l'islamisme politique, a ce jour, ne peut accepter une telle perspective, Daech, le Hezbollah, le Hamas et autres boutiques extrémistes du genres en sont l'exemple...
15 h 45, le 21 mai 2018