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Clés en main

Les forts en histoire se souviendront sans doute de cet épisode de la guerre de Cent Ans où l’on voit les six bourgeois de Calais en chemise, pieds nus et la corde au cou, offrir au roi Édouard III d’Angleterre les clés de leur ville assiégée : dramatique scène dont l’illustration, dans nos manuels, frappait nos imaginations enfantines, et qui devait être immortalisée dans le bronze par Rodin.


Ne serait-ce que de par la charge d’âmes dont il est investi, le président du conseil municipal de Jounieh est certes un notable, tout comme l’étaient les admirables, les héroïques bourgeois de Calais risquant le gibet pour épargner à leurs concitoyens le massacre ou les affres de la famine. Là s’arrête toutefois la comparaison. Nul de ses électeurs n’a jamais donné mandat audit notable de disposer librement, souverainement, des clés de sa ville, comme il le faisait l’autre jour en en faisant cadeau au chef du Hezbollah. Sans regarder à la dépense, ce n’est pas de la seule cité de Jounieh, mais de l’entière région de Kesrouan-Jbeil, que se fendait la noble âme, sans se soucier de la vague de protestations indignées qu’allait inévitablement susciter tant de flagornerie préélectorale.


Rien qu’une amabilité purement symbolique, a aussitôt commenté un Hassan Nasrallah soucieux, lui, de calmer les esprits. Or fort malheureux était le mot, son auteur ne faisant en somme qu’enfoncer le clou, puisque c’est précisément la symbolique du geste qui heurte et dérange. Ce n’est pas en effet à une innocente démonstration de la proverbiale hospitalité libanaise que s’est livré l’édile de Jounieh en invitant à s’installer avec armes et bagages, en pays ouvert, sinon en pays conquis, une milice pro-iranienne notoirement acharnée à s’ériger en État dans l’État.


Ce triste symbole est loin d’être le seul, en cette veille de scrutin législatif où l’on voit se multiplier agressions et manœuvres d’intimidation, perpétrées le plus souvent contre des personnalités chiites réfractaires à l’hégémonie du Hezbollah sur leur communauté et faisant courageusement acte de candidature. C’est un journaliste et écrivain des plus respectés qu’a visé la plus odieuse de celles-ci ; protégé par sa seule libanité, c’est sous ce beau titre (beau, d’accord, mais qui devait s’avérer par trop optimiste) que ce journal présentait dernièrement notre confrère Ali el-Amine, lâchement passé à tabac par une bande de miliciens.


Le plus grave est que de nos jours, non seulement la libanité n’a plus rien d’un gilet pare-balles, mais l’État, à son tour, n’a plus grand-chose d’un État. De la trentaine d’assaillants, seuls quelques-uns ont été interpellés durant quelques heures et, tel Ponce Pilate, les deux ministres de l’Intérieur et de la Justice se sont lavé les mains des suites de l’affaire. Hier même, c’est une liste noire de 28 refuzniks chiites que publiait un journal proche de la milice, comme pour les désigner aux coups des intraitables gardiens de la discipline. Comble de l’ironie, tout cet étalage de biceps a moins pour objet de remporter les élections que d’affirmer la toute-puissance d’un parti pour lequel les institutions ne sont qu’un atout éventuellement utile, mais nullement nécessaire : une commodité sacrifiable, aisément remplaçable grâce au pouvoir de dissuasion des armes, devenu hélas un des paramètres – le plus dangereusement absurde – de la démocratie à la libanaise.


 Pile je gagne, face tu perds : au lendemain de la consultation de 2009, le Hezbollah et ses alliés se refusaient à reconnaître la nette victoire du camp adverse, la qualifiant de fictive et recourant à la rue pour en neutraliser les effets. Encore une ironie, la toute dernière, promis : c’est pourtant ce même Parlement, régulièrement autoreconduit depuis, qui finissait par porter à la présidence de la République le candidat de la milice…


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Les forts en histoire se souviendront sans doute de cet épisode de la guerre de Cent Ans où l’on voit les six bourgeois de Calais en chemise, pieds nus et la corde au cou, offrir au roi Édouard III d’Angleterre les clés de leur ville assiégée : dramatique scène dont l’illustration, dans nos manuels, frappait nos imaginations enfantines, et qui devait être immortalisée dans le...