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Tout petit continent

Il m’a dit : « Vous, les Libanais, vous êtes les Européens du monde arabe. » Ce n’est pas la première fois qu’un Arabe sert à un Libanais cette comparaison ambiguë. L’image m’a laissée perplexe. Certes, Europe est cette belle princesse de Tyr, enlevée par Zeus et abandonnée sur la rive occidentale de la mer Égée. Son nom viendrait du phénicien Ereb, qui signifie, paraît-il, le ponant où elle fut déposée. Deux indicateurs qui suggèrent, entre nous et l’Europe, un semblant de parenté. Mais qu’y a-t-il de comparable entre le Vieux Continent et nos misérables 10 452km2 à peine allongés par les embouteillages, handicapés par des infrastructures obsolètes, rongés par les carrières sauvages et l’incertitude ?

Vu des chancelleries européennes, le Liban est un étrange petit État où se bousculent, rendues nerveuses par la promiscuité et l’exiguïté du territoire, des cultures incompatibles et des identités singulières. Un pays fragile, résilient ou résigné, mal entouré, miraculé de maintes guerres et jamais à l’abri d’une prochaine. Des communautés qui ont gardé de leur longue soumission à l’Empire ottoman ainsi que de la persistance, dans leur organisation sociale, d’un crypto-féodalisme médiéval, des manières de sérail, une certaine condescendance vis-à-vis des plus faibles, la manie du complot et des passe-droits, des alliances et des mésalliances conjoncturelles, une religiosité qui frise le fétichisme, un mépris total de l’espace public et du patrimoine collectif, sans compter une incapacité congénitale à concevoir la citoyenneté comme la condition d’existence d’un État. Mais aussi un sens agréable de la communication et des relations humaines, un cosmopolitisme inné, une relative liberté d’esprit, un attachement féroce à la liberté d’expression. Par ailleurs, un taux d’alphabétisation et un niveau d’instruction parmi les plus élevés de la région, une ambition d’excellence qui produit des générations trop qualifiées pour l’offre locale et destinées à l’émigration.

D’un autre côté, pays arabe pourtant, le Liban a du mal à être perçu par les Arabes comme un des leurs. « Vous êtes les Européens du monde arabe. » Y avait-il une pointe d’ironie, un fond de reproche dans cette remarque qui se voulait flatteuse ? Avons-nous, en adoptant avec autant de virtuosité leurs langues et leurs cultures, vendu notre âme aux puissances occidentales ? Nos frères arabes ont beau nous flairer, ils ne retrouvent pas en nous cette empreinte ineffable d’une identité commune. Le Liban est comme un chaton perdu. Sa mère a beau se languir de son absence, elle feule et se hérisse quand elle le retrouve, avec son odeur dénaturée. Portés par les vents mauvais vers des pays où nous nous sommes volontiers intégrés, nous avons petit à petit renoncé à ces traditions qui caractérisent une culture et nous en sommes revenus quasi dénués. Nos enfants, dans tous les milieux, parlent un mauvais arabe, maîtrisent mal la grammaire de la langue officielle, placent des mots étrangers là où les mots leur manquent. Mais si nous ne sommes pas tout à fait arabes, que sommes-nous ? Encore et toujours se pose, lancinante, la question de l’identité. Et si notre identité était justement de ne pas en avoir ? Si, avant tout le monde, dans ce pays minuscule, nous avions inventé à notre insu un pays monde ?

Il m’a dit : « Vous, les Libanais, vous êtes les Européens du monde arabe. » Ce n’est pas la première fois qu’un Arabe sert à un Libanais cette comparaison ambiguë. L’image m’a laissée perplexe. Certes, Europe est cette belle princesse de Tyr, enlevée par Zeus et abandonnée sur la rive occidentale de la mer Égée. Son nom viendrait du phénicien Ereb, qui...

commentaires (7)

Je me sens avant tout méditerranéenne!

Dounia Mansour Abdelnour

14 h 56, le 31 mars 2018

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Commentaires (7)

  • Je me sens avant tout méditerranéenne!

    Dounia Mansour Abdelnour

    14 h 56, le 31 mars 2018

  • Madame Fifi Abou Dib, Il n'y a que vous pour écrire de telles merveilles, criantes de vérité, merci mille fois ! Irène Saïd

    Irene Said

    16 h 54, le 29 mars 2018

  • Le Liban est une diligence, son attelage est formé de 18 chevaux de différentes origines. A sa tête un cocher assisté par deux timoniers. Chaque cheval tire comme bon lui semble dans les quatre points cardinaux. Depuis 1943, elle n'a pas bougé d'un centimètre. Qu'on l'appelle, un pays européen dans le monde dit arabe ou la Suisse de l'Orient, le résultat est le même, un pays immobile par la volonté de tous ses dirigeants successifs depuis 75 ans. Falèj le taalèj !

    Un Libanais

    16 h 32, le 29 mars 2018

  • Article magique ! simplement ....

    Pierre El-Fady

    12 h 36, le 29 mars 2018

  • EXQUISE DESCRIPTION TOUTE FRAICHE ,

    Gaby SIOUFI

    11 h 16, le 29 mars 2018

  • NOUS NE SOMMES NI ARABES NI PERSES ET NI OCCIDENTAUX ! NOUS SOMMES TRES CHERE MADAME FIFI -DES LIBANAIS- !

    MON CLAIR MOT A GEAGEA CENSURE

    08 h 44, le 29 mars 2018

  • L’un des meilleurs articles que j’ai lu à ce jour dans les colonnes de l’OLJ! Bravo Fifi! Vous avez pu résumer et analyser en quelques paragraphes toutes les caractéristiques du Libanais d’aujourd’hui, et le dilemme quotidien qui le déchire et le révolte. En effet, c’est un être qui fait l’équilibriste entre plusieurs mondes, religions et civilisations, qui vit dans une zone charnière entre l’Orient et l’ Occident qui a vu défiler toutes sortes de conquérants et d’idéologies extrémistes et contradictoires: nous ne sommes ni arabes, ni occidentaux, chacun se crée son petit monde, ses fanatismes, ses théories existentielles et son individualisme, et s’adapte facilement partout où il émigre... Le Libanais est bien le prototype du citoyen du monde, mal à l’aise et à l’etroit dans son petit Liban, mais dont il est fier et qu’il transporte génétiquement avec lui là où il va, et vers lequel il rêve de retourner un jour!

    Saliba Nouhad

    04 h 06, le 29 mars 2018

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