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Nos Lecteurs ont la Parole - Nabil EL-AZAN

« Toubiae fi Bayrout » (« Le manuscrit de Beyrouth ») de Jabbour Douaihy, ou le rire du rhapsode

Au Liban, où j’ai passé quelques jours fin janvier, une amie m’a offert le dernier roman de Jabbour Douaihy, Toubiae fi Bayrout*. Je savais par Le Monde des livres du 22 décembre que le roman était sorti en français, sous le titre de Le Manuscrit de Beyrouth**. L’article était élogieux et je m’étais promis de l’acquérir. Mais quoique la lecture d’un livre en français me soit plus facile, je n’ai pas résisté au privilège de lire ce roman « dans le texte ». Privilège dont j’use peu, finalement. Habitude, paresse, mais aussi l’idée que l’écriture romanesque arabe contemporaine ne se serait pas suffisamment affranchie des règles contraignantes de la langue, qui la rendraient lourde, empesée, vieillotte. La lecture du magnifique roman de Jabbour Douaihy devait bousculer mes habitudes, secouer mes paresses, donner une claque aux certitudes aveugles.
Dès l’introduction, magistrale, l’auteur vous prend par la main (et le livre par les yeux) pour ne plus vous lâcher. Vous surprend d’abord une écriture précise, souple, suave, moderne, tout autant parlée que littéraire. L’impression que l’auteur susurre ses mots à vos oreilles, créant un espace intime de lecture dans lequel s’établit d’emblée un rapport de connivence entre lui et vous. Connivence soutenue par un sens aigu de l’observation, que le romancier transforme souvent en un sens aigu de l’humour. Voici son personnage principal descendant du bus, la cravate rouge écarlate, les sourcils levés en accent circonflexe, comme s’il disait non en permanence (…), portant côté cœur un cahier épais à la couverture rouge, en écharpe, comme s’il s’agissait d’un bras cassé ou meurtri par une balle. À la faveur de cette connivence, quelque chose d’autre se noue : l’empathie. En effet, en se mettant à distance de ses personnages, l’auteur-narrateur invite le lecteur à faire de même. Inutile de chercher dès lors quelque trace de sentiment, d’affect ou de romantisme. Que des faits, vus à la fois de très près mais de haut. À la loupe. Pas de pathos donc ni aucun processus d’identification possible. S’ouvre alors un vaste champ de références culturelles, sociales, politiques et historiques, réelles ou imaginaires, où l’intelligence du lecteur est mise à contribution pour décoder et recomposer (c’est peu dire qu’on en sort vivifié). Pour donner un exemple, en l’espace de six minuscules pages, le romancier nous promène de Brecht à Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, de Maxime Rodinson à Maurice Blanchot, de Marquez à Mahfouz, et s’arrête sur un fragment de Beyrouth, le beau poème de Nadia Tuéni, qu’il ne nomme pas mais qu’il décrit de façon telle à ne laisser subsister aucun doute sur son identité.
Beyrouth est en Orient le dernier sanctuaire
Où l’homme peut toujours s’habiller de lumière.
Déroutant et délicieux jeu de piste littéraire et poétique, Toubiae fi Bayrout pourrait n’être que ça, et ce serait déjà beaucoup. Mais au fil des pages, un univers romanesque d’une rare inventivité (d’une rare liberté) se déploie devant nos yeux, où les genres narratifs s’entremêlent et se dénouent, allant du roman initiatique au roman policier, et du roman social au roman historique. À l’arrivée, ce n’est pas une histoire que Jabbour Douaihy nous a contée, mais bel et bien mille et une histoires, mille et un récits, mille et une anecdotes. De fait, à travers les tribulations érotico-littéraires de Farid Abou Chaar, ce jeune gars de la campagne, demi-rusé, fin connaisseur de la littérature arabe (tribulations que je vous laisse découvrir sans tarder), c’est quelque chose de l’histoire de Beyrouth qui se profile. Beyrouth avec ses habitants, ses ruelles, ses balafres, ses traces de balles, sa mémoire confisquée, ses arrangements avec la loi, avec la mort, ses habitudes molles, ses soupirs moites, ses larmes sèches, ses béances, son quotidien souillé et ses guerres infinies. Beyrouth la blessure, qu’aucune écriture ne pourrait jamais contenir, qu’aucune écriture ne saurait jamais esquiver. Jabbour Douaihy le fait à sa manière, légère comme l’air, profonde comme une prière, dans ce récit gigogne qu’il a construit comme un rhapsode, en riant aux éclats.
*« Toubiae fi Bayrout », Dar al-Saki, Beyrouth, 2016
**« Le Manuscrit de Beyrouth », Actes Sud « Sinbad »/L’Orient des Livres, 2017

Metteur en scène et écrivain

Au Liban, où j’ai passé quelques jours fin janvier, une amie m’a offert le dernier roman de Jabbour Douaihy, Toubiae fi Bayrout*. Je savais par Le Monde des livres du 22 décembre que le roman était sorti en français, sous le titre de Le Manuscrit de Beyrouth**. L’article était élogieux et je m’étais promis de l’acquérir. Mais quoique la lecture d’un livre en français me soit...

commentaires (1)

Monsieur, votre article est d’une élégance... J’attends avec impatience de découvrir vos écrits, en anticipation de la claque aux certitudes aveugles. Merci à L’Orient-LeJour de s'ouvrir aux lecteurs et journalistes en herbe.

Evariste

23 h 48, le 21 février 2018

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Commentaires (1)

  • Monsieur, votre article est d’une élégance... J’attends avec impatience de découvrir vos écrits, en anticipation de la claque aux certitudes aveugles. Merci à L’Orient-LeJour de s'ouvrir aux lecteurs et journalistes en herbe.

    Evariste

    23 h 48, le 21 février 2018

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