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Liban - Patrimoine

Au Liban, vaut-il mieux restaurer sa vieille bâtisse ou faire de la prison ?

Le Rassemblement de propriétaires (Beyrouth) étrille le projet de loi pour la sauvegarde du patrimoine, dénonçant « les pièges » et « la violation » de l’article 15 de la Constitution. Le vice-président de Save Beirut Heritage répond vivement aux détracteurs.

Le projet de loi relatif à la sauvegarde du patrimoine a été adopté en Conseil des ministres le 12 octobre 2017. Le texte, sur lequel se penche actuellement une commission parlementaire, donne la prérogative au ministère de la Culture de décider, au cas par cas, quels sont les biens immobiliers qui revêtent une importance architecturale et culturelle, et par conséquent interdits de démolition. Grâce à cette nouvelle loi, et outre les avantages fiscaux présentés, comme l’exemption entière ou partielle des taxes liées à la succession, la rénovation ou la vente, le titulaire du bien-fonds pourra transférer le coefficient d’exploitation de son terrain à autrui. Pour exemple, le propriétaire d’un bâtiment patrimonial d’une superficie de 500 m² dans un secteur où son terrain permet de construire 10 000 m², sera en mesure de vendre la majorité des 9 500 m² restants à un promoteur d’une parcelle sur laquelle la construction d’un immeuble en hauteur est permise. Ainsi, le propriétaire bénéficiera de la valeur de sa parcelle, et la maison traditionnelle sera préservée.  

Toutefois, le pessimisme est de mise au sein du Rassemblement des propriétaires de vieilles bâtisses de Beyrouth. Ses représentants, les avocats Jad Youssef Khalil, Farjallah Hayek et Tania Youakim, l’homme d’affaires Serge Kourani et Lara Youakim, qui mènent leur campagne contre le projet de loi, déclarent sans ambages que celui-ci est « inique » et ôte au titulaire son droit de disposer librement de sa propriété, sacré au regard de la Constitution. « Tout comme le texte ne fait aucune mention des critères définissant les bâtiments susceptibles de tomber sous le coup de la loi, relèvent les trois juristes. L’ambiguïté est totale dans la terminologie entre les immeubles historiques, archéologiques et anciens. » Très remontés, ils font aussi observer que la loi ne prévoit aucun rempart à l’arbitraire du ministre de la Culture, auquel on accorde « des prérogatives exceptionnelles ».

 Papiers d’emballage ?

Serge Kourani met notamment en garde contre le transfert des coefficients d’exploitation. « Imaginez le chaos qu’entraînera la vente de six à sept millions de mètres carrés. Il y aura de quoi bâtir une nouvelle ville. Et puis, en mettant tous ces mètres carrés sur le marché, l’offre va largement dépasser la demande et le prix (du mètre carré) chutera de 80 %. Quel bénéfice dégagera alors le titulaire du bien-fonds ? On est pour la sauvegarde du patrimoine, mais pas aux dépens de la classe moyenne, qui a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. » Le groupe souligne aussi que la proposition de loi autorise la réduction du coefficient d’exploitation. « Or, à Beyrouth et dans les grandes villes, la valeur de la propriété foncière est étroitement liée au coefficient d’exploitation, plutôt qu’à la superficie du terrain. Par conséquent, cette mesure est à exclure. Si elle est appliquée, elle dépossède les propriétaires d’une grande partie de leurs biens. »

Dans la pire des hypothèses, selon Me Farjallah Hayek, il faudrait accorder la juste indemnité correspondant au coefficient d’exploitation, et la payer « immédiatement » par chèque bancaire. « Les actions en papier, naguère qualifiées de papiers d’emballage par feu le grand législateur Auguste Bakhos, sont à proscrire. On a l’exemple de la société Solidere, dont les actions n’ont jamais correspondu à la valeur réelle des biens-fonds. » Un même refus est asséné aux bons du Trésor, « car leurs bénéficiaires doivent attendre des années avant que le ministère des Finances ne trouve le budget nécessaire pour les émettre ». 

(Pour mémoire : Non, le patrimoine historique n'est pas à vendre !)

Le Rassemblement dénonce aussi les « mesures coercitives et incitatives ». Le texte prévoit à l’encontre des propriétaires une obligation de restauration sous peine d’amendes, d’inscription de créances en faveur de l’État et même de prison. « Les propriétaires qui n’ont pas les moyens d’entreprendre les réparations vont-ils s’endetter ? Cette loi qui projette de les indemniser en leur faisant miroiter la possibilité de vendre leur coefficient d’exploitation (ou mètres virtuels) est une chimère. Elle aura pour effet de les déposséder et de les appauvrir. »

Quand on leur signale que le projet de loi prévoit des incitations fiscales sous forme d’aides, comme l’exonération des impôts municipaux ou la réduction de 50 % des droits de succession, la réponse fuse : « Il faut annuler purement et simplement les mesures coercitives, et les remplacer par des subventions destinées à la restauration. » Le rassemblement propose carrément l’abolition des droits de succession, des taxes municipales et de l’impôt sur les propriétés bâties. « Si l’État n’a pas les moyens de sa politique, ce n’est pas à nous d’en assumer les conséquences. »

 Le droit à la ville

Si les uns dénoncent la proposition de loi, d’autres l’applaudissent, à l’instar d’Antoine Atallah, architecteurbaniste et vice-président de Save Beirut Heritage. Il souligne tous les avantages du texte, notamment celui de débloquer la situation des copropriétaires en permettant à chaque individu de vendre indépendamment des autres son coefficient d’exploitation, proportionnellement à sa part de la propriété.

Selon lui, « critiquer » le texte parce qu’il n’apporte pas de critères de sélection témoigne d’une « méconnaissance » de la distinction entre loi nationale et règlementation locale. « Le projet de loi a une portée nationale et exprime un mécanisme légal s’appliquant à toutes les situations du territoire. La définition de critères est étroitement liée au contexte local : le patrimoine de Gemmayzé n’est pas celui de Badaro ou Hamra, et encore moins celui de Tripoli, Baalbeck ou Rachaya. Pour cette raison, la loi devra être complétée par les règlementations locales définissant les zones historiques, ainsi que par les recensements des bâtiments à préserver. » M. Atallah explique d’autre part que le ministère de la Culture ne décide pas de son propre chef, mais suite aux recommandations de la Direction générale des antiquités et de ses branches locales, qui sont le plus à même de déterminer l’intérêt historique du bâtiment ou des quartiers. La procédure de protection pourra aussi être engagée à la demande du conseil municipal, de l’ordre des ingénieurs, des ONG ou encore du propriétaire lui-même. « Crier à l’arbitraire révèle une mauvaise compréhension du fonctionnement du ministère de la Culture », ajoute-t-il.

Il rappelle que la loi sur laquelle a œuvré l’ancien ministre Rony Arayji avec bon nombre d’ingénieurs, d’architectes, de spécialistes du patrimoine, d’experts du secteur immobilier et de juristes, avec de légères modifications apportées par l’actuel ministre Ghattas Khoury, « est attendue depuis de nombreuses années par les Libanais. Dire qu’elle entraînera un chaos sur le marché immobilier est fallacieux : le secteur immobilier souffre d’avoir pendant des années proposé un produit de luxe inaccessible à la majorité de la population », fait-il encore observer. Il précise en outre qu’à Beyrouth, « le volume foncier concerné par la loi comprend quelques centaines de terrains potentiels et/ou des quartiers bien définis, dont beaucoup sont déjà gelés. L’impact sera donc négligeable comparé aux immenses faiblesses structurelles du marché immobilier ».

« Les opposants exigent que toute mesure de protection du bâtiment soit entièrement et immédiatement compensée par l’État. C’est-à-dire avec l’argent du peuple, déjà étouffé économiquement ! Sous couvert de vouloir éviter le désordre dans le marché immobilier, ils veulent préserver le droit sacré à la propriété, qui permet de construire sans aucune forme de contrôle ou de respect pour l’environnement urbain commun. L’humain avant la pierre, disent-ils, comme si le chaos urbain, créé par le laisser-faire qu’ils cherchent à protéger, n’affecte pas notre qualité de vie, notre droit à la ville », a-t-il conclu.


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commentaires (1)

Combien sont-ils les immeubles et maisons qui devraient être classés "patrimoine national" et jouir de l'indestructibilité ? et pourtant, beaucoup sont détruits chaque année pour des raisons de rentabilité ... Voir ces belles maisons et bâtiments d'une architecture typiquement libanaise, d'une valeur inestimables et penser qu'ils peuvent disparaître par négligence ou méconnaissance ...c'est affreux et inadmissible. Bien sur une loi doit parfaitement réguler le marché de l'immobilier et préserver l'architecture des vieux quartiers dans les centres villes ainsi que les maisons classées.

Sarkis Serge Tateossian

19 h 33, le 19 février 2018

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Commentaires (1)

  • Combien sont-ils les immeubles et maisons qui devraient être classés "patrimoine national" et jouir de l'indestructibilité ? et pourtant, beaucoup sont détruits chaque année pour des raisons de rentabilité ... Voir ces belles maisons et bâtiments d'une architecture typiquement libanaise, d'une valeur inestimables et penser qu'ils peuvent disparaître par négligence ou méconnaissance ...c'est affreux et inadmissible. Bien sur une loi doit parfaitement réguler le marché de l'immobilier et préserver l'architecture des vieux quartiers dans les centres villes ainsi que les maisons classées.

    Sarkis Serge Tateossian

    19 h 33, le 19 février 2018

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