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La culture des ciseaux

Libanaises et Libanais, vous vous faites une fausse idée de vous-mêmes : cela, sans doute, parce que bien des peuples envient votre taux exceptionnel d'alphabétisation et de culture, votre vitalité, votre inventivité, votre caractère entreprenant. Manque de pot, c'est chez vous que l'on vous traite en demeurés, en crétins qui, de surcroît, n'ont pas encore atteint l'âge de raison.


Vos infantiles cervelles, explique-t-on, sont susceptibles d'absorber, telles de stupides éponges, l'insidieuse propagande israélienne que distillent à satiété revues étrangères et studios de cinéma. Fort heureusement, on veille sur vous ; c'est votre intégrité intellectuelle, en même temps que votre fibre patriotique, que l'on protège en empêchant vos regards de se porter sur ce que vous ne sauriez voir sans risque grave de contamination. Protester de votre intelligence, de votre maturité, de votre immunité, de votre droit à l'information, de votre liberté d'apprécier une œuvre de qualité comme de massacrer un navet, est parfaitement inutile. Pire, scabreux et même dangereux, car c'est l'infamante accusation de velléité de normalisation avec l'ennemi que vous lanceront les vigilants gardiens du boycottage.


Israël, religion et sexe sont, de longue date, les trois idées fixes de dame Anastasie. C'est la première qui en ce moment fait recette, avec une interdiction de projection frappant deux films à la fois, en attendant très probablement un troisième car jamais deux sans trois, n'est-ce pas ? À tout seigneur tout honneur, vient en tête des coupables un somptueux Spielberg ovationné par la critique internationale et qui réunit en tête d'affiche deux des meilleurs acteurs au monde. Qui plus est, il y est question d'un légendaire exploit du journalisme d'investigation, réussi par le mythique Washington Post, qui a révélé au grand jour les coupables cachotteries du Pentagone durant la guerre du Vietnam : épisode dont devrait rougir cette Amérique outrageusement alliée à Israël, et non le banal spectateur libanais.* Mais que veut-on, Spielberg a lui aussi des sympathies israéliennes ; on vient tout juste de s'en apercevoir, les salles beyrouthines ayant déjà accueilli cinq blockbusters produits ou réalisés par lui.


Second sur la charrette, Jungle conte les mésaventures d'un voyageur israélien fourvoyé dans la forêt amazonienne. L'acteur principal n'est autre que l'interprète britannique du célébrissime Harry Potter, mais l'une des productrices est israélienne. C'est donc par pur souci de la sécurité publique, par crainte d'incidents pouvant survenir en pleine projection (appréciez la subtilité du chantage) que le film est tombé dans la trappe au bout de quelques séances.


Jamais deux sans trois : promis à la guillotine est un série B de piètre facture, Beirut. C'est le récit d'une opération de sauvetage d'otages se déroulant dans un Beyrouth faux à souhait et mettant en scène de faux méchants islamistes, pas même fichus d'imiter notre savoureux accent en parlant l'anglais. C'est cette image défigurée du Liban et de sa capitale qui a enflammé les réseaux sociaux et suscité l'indignation du ministre de la Culture ; ce dernier a même envisagé une action légale visant à un changement du titre, mais sans aller jusqu'à demander l'interdiction du film. Qu'il se rassure, d'autres s'en chargeront pour lui au sein de cette obscure commission interministérielle de censure instituée il y a quelques années. Ce digne aréopage fait apparemment office de paravent à une Sûreté générale traditionnellement souveraine en la matière, mais désormais peu soucieuse de publicité.


Mais en fait de publicité, se demandent-ils seulement, tous ceux-là, quelle flatteuse image du Liban, quelle vérité historique ils peuvent défendre et vendre en jouant, avec une aussi frénétique maladresse, de leurs ciseaux ?

* À l'heure de mettre sous presse, le vice-président de March, Gino Reaïdy, annonçait sur son blog que, selon ses sources, le ministre de l'Intérieur Nouhad Machnouk aurait rejeté les recommandations pour une interdiction de « The Post ».

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Libanaises et Libanais, vous vous faites une fausse idée de vous-mêmes : cela, sans doute, parce que bien des peuples envient votre taux exceptionnel d'alphabétisation et de culture, votre vitalité, votre inventivité, votre caractère entreprenant. Manque de pot, c'est chez vous que l'on vous traite en demeurés, en crétins qui, de surcroît, n'ont pas encore atteint l'âge de raison.
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