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Moyen Orient et Monde - Reportage

« Raqqa est une ville fantôme, mais je suis un fils de Raqqa »

Dans l'ancienne « capitale » du groupe État islamique, ravagée par les combats, les premiers civils tentent déjà de reconstruire. Mais même après leur défaite, les jihadistes continuent à faire des victimes, forçant la majorité des habitants de la ville à rester en exil.

Spectacle de désolation à Raqqa. Photo Wilson Fache

Ses pas résonnent comme des coups de feu dans l'immensité du silence des pierres. Le soldat s'arrête, bloqué par les décombres, et laisse son regard vaguer sur les façades de ce qui fut autrefois une avenue commerçante. Troués par les impacts de balles, fissurés par les obus de mortier, écrasés par les frappes aériennes et noircis par les flammes, les bâtiments semblent avoir été méticuleusement assassinés.

Après quatre mois de combats dantesques entre le groupe État islamique et les Forces démocratiques syriennes (FDS), Raqqa est désormais muette. Puis, soudain, la voix d'un muezzin résonne entre les immeubles désossés et les collines de débris devenues des tombes. Au fur et à mesure que l'on s'éloigne du centre-ville, le cri des klaxons et le fracas des pelles emplissent l'air froid et sec de ce qui fut, pendant plus de trois ans, la capitale du « califat » autoproclamé. Depuis son balcon éclaté, au deuxième étage, un homme se penche au bord du vide pour balayer les débris qui jonchent son appartement, faisant tomber une poussière épaisse qui, dans les rayons du soleil d'hiver, prend l'apparence de la neige. Selon les autorités, 50 000 civils sont à présent de retour dans les quartiers périphériques de Raqqa et ses villages environnants.

Chez les Hamoud, cela fait dix jours que la famille s'active pour tenter de réparer les dégâts. Armé d'une brouette, Hassan, 39 ans, galope jusqu'au trottoir pour décharger les décombres récoltées. Ce père de quatre enfants, ancien garagiste, veut croire que le domicile familial sera à nouveau habitable dans deux mois. « Nous voulons juste nettoyer notre maison pour pouvoir rentrer chez nous, rien de plus. On a eu droit à tout : frappes aériennes, explosions, obus de mortier, artillerie, voitures piégées... », énumère-t-il en comptant sur ses doigts. S'il s'estime chanceux que sa maison n'ait pas été complètement oblitérée dans les affrontements, il craint que le pire soit à venir : au-dessus d'eux, une tour de cinq étages chancelle et menace de s'effondrer sur leur habitation. « Nous ne sommes coupables de rien, s'insurge-t-il. De l'Armée syrienne libre au Front al-Nosra jusqu'à l'EI, nous, les habitants de Raqqa, avons payé un lourd tribut. »

Pour rythmer leurs allers-retours vers la décharge, Hassan et ses frères peuvent compter sur les plaintes de leur « mama », voile caramel et lunettes ovales posées sur un regard tantôt grave, tantôt malicieux. « Ah, ils nous ont bien eus ! s'exclame-t-elle en tapant dans les mains. On a mis une vie à construire cette maison, et maintenant on n'a plus rien. » Jugeant sans doute ses fils trop lents à la tâche, Mme Hamoud se saisit d'une pelle et commence à déblayer un mur à moitié effondré pendant que son cadet s'exerce à l'haltérophilie dans le fond du jardin. « Nous ne pouvons pas nous permettre d'engager des ouvriers, donc c'est moi et mes fils qui faisons le travail. Quand j'ai vu notre maison, j'ai pleuré, mais je préfère vivre dans des ruines qu'avec l'EI », assène la matriarche.

 

Nouvelle bataille
Pourtant, si les canons se sont tus, les victimes de l'EI continuent d'affluer. À Machlab, le premier quartier de Raqqa à avoir été repris par les forces arabo-kurdes, une clinique improvisée reçoit un flux continu de blessés. Sur le trottoir, un homme au visage rongé par des éclats titube à côté d'une ambulance transportant un patient inconscient. Avant de perdre le contrôle de la ville le 17 octobre, les jihadistes ont placé des milliers de mines qui, selon les autorités, tuent chaque jour une dizaine de résidents. Des engins explosifs sophistiqués, variés et produits à une échelle quasi industrielle, rendant le déminage aussi dangereux que laborieux. Certains Raqqaouis parlent déjà d'une « nouvelle bataille ».

Contactée par L'Orient-Le Jour, la coalition anti-EI menée par les États-Unis affirme que, avec l'aide de ses partenaires, elle a « désarmé et/ou éliminé des milliers d'engins explosifs improvisés (IED) au cours des trois dernières années », et qu'elle a fourni une formation de contre-IED à des milliers de combattants irakiens et syriens.
« Même nos équipes de démineurs perdent leurs vies parce qu'ils n'ont pas d'équipement adéquat », explique pourtant Abdelkarim Abbas, qui a rejoint les FDS deux mois après avoir fui l'occupation de l'EI à Raqqa, sa ville natale. Il est aujourd'hui de retour avec l'uniforme, sa femme et ses trois filles, moins par choix que par obligation. « Raqqa est une ville fantôme, mais je suis un fils de Raqqa. Je n'ai nulle part d'autre où aller, estime le soldat. Nous demandons simplement que le déminage se fasse plus rapidement. J'ai des enfants en bas âge, et pour l'instant, je ne peux pas leur permettre de sortir dans la rue. Je suis obligé de les emprisonner dans la maison. »

Au même titre que les destructions, la mort à retardement oblige la majorité des habitants à rester en exil. 19 000 Syriens, pour la plupart originaires de Raqqa et de Deir ez-Zor, vivent ainsi dans le camp de Aïn Issa, à 1h30 de route de la cité interdite. Dans sa tente de dix mètres carrés, Mouna el-Khelo, 40 ans, attend patiemment un hypothétique retour. « Il faudra dix ans pour que Raqqa redevienne comme avant. Est-il possible de tout reconstruire à nouveau ? Je ne sais pas. De toute façon, Raqqa est encore trop dangereuse pour que nous rentrions », se désespère cette mère de huit enfants, qui a perdu plusieurs proches dans des frappes aériennes et l'explosion de mines.

Les autorités estiment que la plupart des résidents de Raqqa ne pourront pas rentrer chez eux avant plusieurs mois, ce qui pose un nouveau défi : l'arrivée des températures négatives. « Nous ne sommes pas prêts pour affronter l'hiver. Et nous commençons à avoir peur parce que les gens auront plus de besoins, comme des chauffages et des couvertures, explique le directeur du camp, Jalal el-Ayyaf. Dès cet été, nous avons demandé aux organisations humanitaires de se préparer, mais jusqu'à présent, personne, à l'exception des Nations unies, n'a promis de nous aider. »

 

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