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Moyen Orient et Monde - Reportage

En Égypte, le harcèlement sexuel suit les femmes jusqu’au travail

Des Égyptiennes arborant le portrait de la chanteuse Oum Kalthoum, lors d’une manifestation en faveur des droits des femmes. Photo archives, Reuters

Il y a Sabah, camerawoman qui se souvient comment ses ex-collègues lui coupaient régulièrement la parole pour lui faire des remarques sur son physique quand elle leur parlait boulot. Elle se rappelle aussi de ce chef qui, lors d'un tournage, l'a sommée de se mettre « à genoux ! » devant lui pour avoir « une meilleure prise de vue ». Le genre de choses « qu'il n'a jamais demandé à un homme », assure-t-elle. Elle se remémore ses remarques flirteuses, son attitude ouvertement sexuelle envers les jeunes femmes de l'équipe. « Un comportement qui n'a jamais cessé jusqu'à mon départ et malgré les nombreuses alertes lancées à ma compagnie de production. »

Il y a aussi cette bande de filles, travaillant pour une grande ONG internationale qui, depuis plusieurs mois, se mettent en garde les unes les autres à propos de ce chef un peu trop envahissant. « Dès qu'il y a une nouvelle fille au bureau, il lui met le grappin dessus », raconte l'ami de l'une d'entre elles. « D'abord, il est extrêmement gentil et disponible, puis trouve toutes les bonnes excuses pour interagir avec les filles du bureau. Les textos sont de plus en plus réguliers jusqu'au moment où il s'invite chez elles. »
Le jour où il a insisté pour livrer des courses dans l'appartement de l'une de ses stagiaires, situé à plus de 40 minutes de voiture de son domicile à lui, tard le soir, elle a alerté ses collègues qui lui ont conseillé de prendre ses distances rapidement avec lui. Elle a finalement décidé d'éluder, d'éviter les demandes de rendez-vous puis de ne plus répondre à ses sollicitations.

Harcèlement en Égypte

L'Égypte est bien connue pour ses problèmes de harcèlement sexuel. Selon plusieurs études récentes, entre 95,3 % et 99,3 % des femmes ont subi du harcèlement sexuel plus ou moins poussé. De la remarque graveleuse lancée à la volée dans la rue par un passant, à la main aux fesses dans les transports au commun, aux invitations gênantes d'hommes de leur entourage : les femmes sont quotidiennement victimes de sollicitations sexuelles non consenties. Un fléau qui les poursuit jusque sur leur lieu de travail. Pourtant, rares sont celles qui acceptent d'en parler, par simple gêne ou par peur d'être virées si elles sont reconnues.
Aussi, parce qu'elles sont peu sur le marché du travail – seulement 23,1 % des femmes en Égypte ont un emploi – les témoignages sont rares.

Pourtant, plusieurs organisations sont parvenues, ces dernières années, à établir des données chiffrées sur le harcèlement sexuel au travail.
« La majeure partie des femmes interviewées lors de notre enquête ont été agressées sexuellement sur le lieu de travail, qu'elles soient fonctionnaires ou employées d'entreprises privées. Cela prend principalement la forme de regards soutenus, de commentaires ou d'invitations à caractère sexuel », note the New Woman Foundation (NWF), une ONG égyptienne qui se présente comme « féministe et engagée dans la lutte pour les droits des femmes ». « Le harcèlement n'est pas limité à l'âge, au niveau d'éducation, au statut marital ou au type de vêtement porté », note NWF, qui s'inquiète de l'utilisation de pressions sexuelles dans le but « de manipuler les employées pour les forcer à faire un certain nombre de tâches contre leur volonté ».

Le directeur dans l'arrière-boutique

En Égypte, en 2015, plus 2,5 millions de femmes affirment avoir été sexuellement agressées en dehors de chez elles. Non moins de 139 600 femmes actives affirment l'avoir été sur leur lieu de travail, soit plus de 3,7 % des femmes ayant un emploi, estime le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA).
« Lors d'une conversation banale avec l'un de mes collègues, il a soudainement commencé à me faire des allusions sexuelles », raconte Salma, employée dans une usine de textile. Celle-ci lui expose son désintérêt, l'homme plaide alors le malentendu et la susceptibilité. Mais certains vont plus loin : il y a le plaquage non consenti, le regard appuyé sur la poitrine ou la main glissée dans le dos et parfois plus.
Si le harcèlement sexuel se tient dans tous les types de secteurs, il semblerait qu'il soit prévalent dans les entreprises privées, et particulièrement dans les usines. Près de 96 000 des femmes harcelées au travail sont des salariées, 21 500 sont des auto-entrepreneuses et 3 500 sont des employeurs. Chiffre troublant : elles sont plus de 18 000 à être agressées alors qu'elles travaillent bénévolement pour le compte d'un membre de leur famille.

Dans 68 % des cas, elles sont harcelées par un supérieur hiérarchique et dans 26 % des cas par un homme à un poste équivalent au leur. Elles sont aussi 2,6 % à subir les comportements déplacés des hommes dont elles sont hiérarchiquement supérieures et dans 2,7 % des cas, l'homme est même extérieur à leur secteur d'activité.

Le harcèlement se tient aussi principalement dans les espaces confinés, à l'abri des regards : dans les réserves, dans les bureaux fermés, dans les arrière-boutiques ou dans les cages d'escaliers.
Ce qui est étonnant, c'est comment certaines Égyptiennes perçoivent les raisons de leur harcèlement. Certaines accusent « la perte des bonnes valeurs morales dans le pays, l'influence négative de la création artistique, la difficulté grandissante de se marier ». D'autres évoquent aussi « leur tenue vestimentaire inappropriée et provocante », mettant en lumière leur sentiment de culpabilité. « On entend souvent dire que si la fille est trop jolie ou porte des vêtements serrés, alors c'est compréhensible qu'un collègue veuille l'agresser », raconte Asmaa, infirmière dans un hôpital.

Éviter le scandale

Beaucoup assurent aussi ne pas trouver de soutiens auprès de leurs collègues qui refusent de témoigner en leur faveur quand celles-ci souhaitent informer leur direction. « On ne me croira jamais si je me plains de harcèlement, assure-t-elle, si je suis infirmière et qu'il est médecin par exemple, mon hôpital n'ouvrira jamais une enquête. Au final, ce sera surtout un scandale pour moi et c'est tout. »

Mais le harcèlement sexuel ne se tient pas seulement entre collègues ; les femmes sont également sujettes aux sollicitations venant d'hommes de l'extérieur : un client, un patient, un élève. Quand elles essaient de résister, elles sont souvent menacées par leur direction qui prennent la défense des hommes et les menacent de les virer. Sabah, la camerawoman, se rappelle aussi comment, lors de certains tournages en extérieur, un membre de son équipe avait pour seule et unique mission de « surveiller ses arrières » en se postant derrière elle tout au long de la journée pour empêcher les mains baladeuses. Son équipe était attentive à sa sécurité – du moins, quand il s'agissait d'hommes n'appartenant pas à l'équipe – mais la propension à se ranger du côté des agresseurs pour « éviter le scandale » est bien réelle de la part des entreprises et a un impact évident sur la présence des femmes au travail.

S'il est difficile d'évaluer l'impact sur la qualité des tâches réalisées, le rapport UNFPA de 2015 observe un absentéisme important de la part des Égyptiennes, lié à la violence qu'elles subissent. Les chiffres ne sont pas limités aux violences sexuelles ayant eu lieu au travail mais les statistiques sont toutefois intéressantes. « Le manque de données ne nous permet pas de mesurer les effets de ces incidents sur la productivité des victimes de violence. Néanmoins, en observant l'absentéisme, on constate une perte de plus d'un million de jours travaillés chaque année », note l'organisation. En 2015, 2,9 millions de femmes affirment avoir subi des violences de la part de quelqu'un de leur entourage proche : famille, compagnon, supérieur hiérarchique ou collègue. C'est 11 incidents pour 100 femmes. Pourtant, moins de 2 % d'entre elles acceptent d'en parler et de déposer plainte. Ces agressions ont un coût pour l'État égyptien et représentent une perte financière estimée à plus de 100 millions d'EGP par an. Près de 19,2 millions d'EGP sont notamment dépensés chaque année pour les soins de santé liés à ces violences : de la détresse psychologique aux os brisés, et 6,8 millions EGP pour couvrir le coût des congés pris en conséquence.
Un fléau qui a aussi une incidence bien avant que les femmes n'aient accès au marché de l'emploi : chaque année, plus de 16 000 filles sont victimes de harcèlement sexuel et d'agressions sur les bancs de l'école. Une situation notamment dénoncée par l'organisation Harassmap qui en a fait le sujet de son dernier spot de sensibilisation.

 

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