Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Reportage

En Turquie, certains jeunes prêts à tout pour ne pas se mettre au garde-à-vous

Entre la reprise en main de l'armée par Recep Tayyip Erdogan et la guerre contre les indépendantistes kurdes dans le sud-est du pays, beaucoup de conscrits veulent échapper au service militaire obligatoire.

La loi en Turquie oblige chaque citoyen masculin à effectuer un service militaire (d’une durée de six à douze mois) avant l’âge de 40 ans. Baz Ratner/Reuters

Alors que le soleil se couche sur le Bosphore, les clients du bar profitent du spectacle en sirotant une bière depuis l'une des nombreuses terrasses qui surplombent Istanbul. Metincan, cheveux longs et style décontracté, s'active derrière le comptoir. À 25 ans, cet étudiant en logistique est aussi serveur plusieurs soirs par semaine pour arrondir ses fins de mois. Une situation banale, en apparence. Mais le jeune homme n'a pas l'esprit tranquille. Il sait qu'un jour ou l'autre il sera convoqué par les autorités turques pour effectuer son service militaire obligatoire. Metincan n'a aucune envie de rejoindre les rangs de l'armée, alors il joue les prolongations. « Je pourrais me chercher un travail à temps plein, mais, tant que je n'ai pas fini mes études, le gouvernement me laisse tranquille. C'est pour ça que, chaque année, je me réinscris à l'université », explique-t-il sans détour.

Une solution provisoire, car, en Turquie, la loi oblige chaque citoyen masculin à effectuer un service militaire (d'une durée de six à douze mois) avant l'âge de 40 ans. Les appelés viennent ainsi gonfler les effectifs de la deuxième armée de l'OTAN. Après un entraînement militaire intensif, ces recrues temporaires sont affectées à différentes missions, le plus souvent de surveillance. Une perspective qui n'enchante pas Metincan : « Faire l'armée, cela représente pour moi une perte de temps. Je refuse de passer mes journées debout à attendre, un fusil à la main. »

Pourtant, en Turquie, l'armée est historiquement une institution respectée, gardienne de l'idéologie d'Atatürk (le fondateur de la République en 1923) et de la laïcité. En près de cent ans, il est arrivé plusieurs fois aux militaires d'intervenir, parfois violemment, dans la vie politique du pays ; soit en fomentant des coups d'État, soit en s'opposant publiquement à la nomination d'un dirigeant jugé trop religieux. Au sein de la société turque, « faire son service » a longtemps représenté une sorte de rite initiatique, transformant le jeune adulte en citoyen. Mais, depuis l'arrivée au pouvoir en 2003 de l'AKP, le parti islamo-conservateur, la donne a changé. Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, veut une armée loyale et proche de ses idées. Il lance une série de procès afin de mettre sur la touche les haut gradés soupçonnés d'infidélité. La tentative manquée de coup d'État en juillet 2016 lui donnera l'occasion de purger le corps militaire dans son ensemble.

 

« Gavé de hamburgers pendant des mois »
Depuis cette reprise en main de l'armée par le pouvoir exécutif, beaucoup de jeunes gens éduqués – comme Metincan – cherchent par tous les moyens à se soustraire à leurs obligations militaires. Certains tentent de se faire déclarer inaptes par les médecins en charge du recrutement. « J'ai un ami qui s'est gavé de hamburgers pendant des mois afin d'être réformé pour obésité, raconte Metincan, mi-amusé, mi-dépité. À la fin, il pesait 120 kilos et a été jugé trop gros pour faire son service. Le problème, c'est que maintenant il ne doit plus maigrir car il est recontrôlé chaque année ! » Autre solution ? Se faire passer pour fou ou gay, l'homosexualité étant considérée en Turquie comme un désordre psychologique. Mais, là encore, les candidats doivent se soumettre à des tests drastiques et parfois humiliants. S'ils sont jugés inaptes, les dispensés se voient finalement remettre un certificat les qualifiant de « çürük », littéralement « pourri » en turc. Une étiquette qui les suivra toute leur vie. Enfin, dernière option, à condition d'en avoir les moyens : payer ! Pour renflouer ses caisses, le gouvernement turc autorise parfois certaines tranches d'âge à se faire exempter en échange d'environ 5 000 euros (soit plus de dix fois la valeur du salaire minimum en Turquie).

Mais certains Turcs refusent de se soumettre à ce système et préfèrent mettre en avant l'objection de conscience. Pourtant, la Turquie est, avec l'Azerbaïdjan, le seul pays membre du Conseil de l'Europe à ne pas reconnaître ce droit qui autorise un individu à ne pas effectuer son service pour des raisons philosophiques, politiques, morales ou religieuses. Davut Erkan est avocat et membre d'une association qui milite pour la reconnaissance de l'objection de conscience. « Depuis 2014, nous déposons régulièrement des recours devant la Cour constitutionnelle de Turquie, mais les juges tardent à donner leur verdict », se désole-t-il. « Cela nous empêche de faire remonter les dossiers jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme », ajoute-t-il.

En attendant, les objecteurs de conscience ont régulièrement des problèmes avec les autorités. C'est le cas de Hakan*, un militant associatif de 38 ans. « À chaque fois que des policiers contrôlent mon identité, c'est le même rituel : ils m'emmènent au commissariat et insistent pour que je remplisse un document dans lequel je m'engage à débuter mon service sous deux semaines », explique-t-il, un peu lassé. Avant de préciser, goguenard : « Mais, moi, je refuse à chaque fois de signer leur fichu papier ! » À cette pression de l'État s'ajoutent, pour les objecteurs de conscience, des difficultés pour trouver un emploi. « La plupart des chefs d'entreprise ont peur d'avoir des problèmes avec le gouvernement s'ils embauchent quelqu'un qui n'a pas fait son service », explicite Hakan.

En Turquie, les objecteurs de conscience mettent souvent en avant leur opposition au conflit armé qui oppose actuellement l'armée turque aux indépendantistes du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) dans le sud-est du pays. Une position que partage Deniz*, un jeune Turc d'origine kurde. S'il ne se définit pas lui-même comme objecteur de conscience, ce traducteur de 31 ans ne peut se résoudre à servir dans l'armée turque. « J'ai trop peur d'être affecté dans une ville à majorité kurde, confie-t-il, inquiet. Je ne veux pas me retrouver face aux rebelles du PKK. Ces gens, que le gouvernement considère comme des terroristes, font malgré tout partie de mon propre peuple. Jamais je ne pourrai pointer une arme dans leur direction. »

* Les prénoms ont été modifiés.

 

Pour mémoire

La Turquie lève l'interdiction du foulard islamique dans l'armée

En Turquie, Erdogan resserre son emprise sur l'armée

Alors que le soleil se couche sur le Bosphore, les clients du bar profitent du spectacle en sirotant une bière depuis l'une des nombreuses terrasses qui surplombent Istanbul. Metincan, cheveux longs et style décontracté, s'active derrière le comptoir. À 25 ans, cet étudiant en logistique est aussi serveur plusieurs soirs par semaine pour arrondir ses fins de mois. Une situation banale, en...

commentaires (1)

Tant que Erdogan est au povoir, ce pays restera toujours « çürük » hélas

Sarkis Serge Tateossian

02 h 38, le 04 novembre 2017

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Tant que Erdogan est au povoir, ce pays restera toujours « çürük » hélas

    Sarkis Serge Tateossian

    02 h 38, le 04 novembre 2017

Retour en haut