Raï à « L’OLJ » : L’héroïsme, ce n’est pas de faire la guerre mais de faire la paix

De retour de Washington où il a pris part à la quatrième édition du congrès « In Defense of Christians (IDC) », organisé par l'homme d'affaires et financier Toufic Baaklini, le chef de l'Église maronite, le patriarche Béchara Raï, livre, dans une interview accordée à L'Orient-Le Jour à Brooklyn, ses impressions sur ces rencontres au sommet dans la capitale fédérale. Il tire la sonnette d'alarme au sujet de la démographie galopante des déplacés syriens, au nombre de 1,7 million, sans compter les naissances annuelles de 30 000 nouveau-nés, ce qui totalise « plus de la moitié de la population libanaise ». Le patriarche maronite met en garde contre le changement du paysage démographique et politique du Liban, et exprime son désarroi face à l'émigration chrétienne et musulmane, qui risque de changer le visage du pays. « La communauté chrétienne » doit rester « comme le levain dans la pâte du Moyen-Orient », dit-il.

« In Defense of Christians (IDC) » est une institution qui s'adresse à l'opinion publique américaine au sujet de la valeur et de l'importance de la présence chrétienne au Moyen-Orient. « In Defense » signifie la défense de la culture et de la civilisation chrétiennes, et le rôle des chrétiens dans cette région où ils se trouvent depuis deux millénaires. Ce qui rappelle aussi que les chrétiens s'y trouvaient six siècles avant l'apparition de l'islam. Toute la région était de culture chrétienne. Il ne faut donc pas gaspiller les fondements, les sources et les racines de la chrétienté. IDC s'adresse à l'opinion américaine afin de mettre un terme à la guerre, de trouver une solution politique aux conflits existants, d'établir une paix juste, durable et globale, et de favoriser le retour de tous les déplacés et réfugiés chez eux.

Voici dans ce cadre le texte de l'interview du patriarche à L'OLJ :

Que penser des persécutions des chrétiens d'Orient ?
C'est vrai « in defense » parce qu'il y a eu certaines agressions. Il y a eu parfois des persécutions. Le pape François parle de génocide et de persécutions, jour après jour. C'est ce qui est dangereux ! Il n'y a pas un mouvement de persécution et de génocide voulu, mais, à travers les événements, des agressions par-ci et des persécutions par-là. Il y a eu des génocides dans d'autres pays. « In Defense of Christians « a donc voulu alerter l'opinion internationale à travers les États-Unis. Voilà le but de cette institution.

Les rencontres avec les responsables américains, notamment avec le vice-président Mike Pence, porteront-elles leurs fruits ?
Nous avons eu des rencontres avec des congressmen et des responsables américains. Nous avons soulevé tous ces sujets et clarifié la situation. Nous avons aussi exprimé notre crainte face au 1,7 million de déplacés au Liban avec un nombre annuel de nouveau-nés qui varie entre 30 000 et 40 000, et un demi-million de Palestiniens, ce qui représente plus de la moitié de la population libanaise. Quel pays, si grand soit-il, peut-il accueillir comme réfugiés la moitié de sa population ? Pourquoi le Liban, avec ses 10 000 kilomètres carrés constitués de montagnes et de vallées, devrait-il assumer un surcroît d'habitants équivalent à la moitié de sa population ? Les Libanais émigrent faute de possibilités de travail. Le nombre d'habitants est passé de quatre millions à six millions. C'est là un grand danger non seulement au plan économique mais aussi aux plans politique, démographique, culturel, sécuritaire et de l'environnement. Le Liban a accueilli ces déplacés par esprit de solidarité, mais il ne peut se sacrifier pour le bien des autres. Il est temps qu'ils rentrent chez eux. Tel est le message que l'IDC a voulu transmettre à l'opinion internationale.

Avez-vous le sentiment que vous avez été entendu ?
Oui, tous affirment qu'il faut sauver la présence des chrétiens. Cessons la guerre et établissons une paix juste, durable et globale. Soyons justes et courageux, et disons qu'il faut à tout prix que les déplacés et les réfugiés puissent rentrer chez eux. Mais nous n'avons pas entendu cela ! Nous avons entendu seulement un sentiment de pitié, en l'occurrence que les chrétiens subissent des agressions et des persécutions, et qu'ils sont importants pour le Moyen-Orient. Cela n'est pas suffisant ! Il est impossible de persister dans la situation où nous sommes au Moyen-Orient. J'ai toujours répété que l'héroïsme, ce n'est pas de faire la guerre, mais de faire la paix.

De nombreux observateurs reprochent aux chrétiens et au pape de n'avoir pas assez élevé la voix au moment de ces agressions et persécutions. La réaction pour la défense des chrétiens est arrivée un peu tard. Pourquoi la France, « protectrice des chrétiens d'Orient », n'a pas pris d'engagement ferme lorsque les exactions étaient à leur comble ?
Le pape a toujours fait des déclarations et lancé des appels. Quant à l'Europe, la France et d'autres pays, ils se disent laïcs et n'arrivent pas à comprendre pourquoi nous parlons de chrétiens, de musulmans et de juifs. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans un environnement régi par un système politique religieux et théocratique, à l'exception du Liban... qui sépare religion et État et prône le vivre-ensemble. Ces États parlent difficilement des chrétiens parce que, pour eux, cela ne rentre pas dans leur concept. Deuxièmement, leurs intérêts politiques, économiques et stratégiques priment. Les lectures que nous faisons de la guerre en Syrie, en Irak, en Palestine et au Yémen ne sont pas faites de la même manière qu'en Occident, ou bien par ignorance ou par la non-volonté d'agir. Tout ce qui a été fait est faux ! On peut éliminer un régime sans détruire un pays. Il y a les intérêts d'abord et il y a aussi une incompréhension de tout ce qui se passe au Moyen-Orient. C'est pour cela qu'ils ne sont pas intéressés.

Pensez-vous que le timing est favorable à l'action en faveur des chrétiens ?
Nous entendons des déclarations politiques, mais celles-ci ne correspondent pas à ce que nous soulevons. Pour eux, c'est le pétrole qui est important. C'est la stratégie politique dans la région qui est importante. Mais cette communauté chrétienne, c'est comme le levain dans la pâte du Moyen-Orient, qui n'a pas été prise en considération... Nous disons que cette communauté chrétienne est importante pour vous, parce que nous, chrétiens, avons pu stimuler la modération pendant 1 300 ans de vie commune avec les musulmans au Moyen-Orient. El-Qaëda et al-Nosra ne sont pas du Moyen-Orient. Daech est un État islamique qui n'est pas du Moyen-Orient non plus. Les musulmans de la région sont en général modérés. Le réveil des groupes fondamentalistes, intégristes et terroristes, qui ont émergé à la suite des guerres, a fait beaucoup de ravages. On a besoin de la communauté chrétienne pour apaiser les musulmans, pour continuer à créer la modération musulmane. Les musulmans nourrissent une haine envers l'Occident et l'Europe.

Il faut distinguer entre l'islam, d'une part, et les intégristes, les fondamentalistes et les terroristes, d'autre part, qui détruisent au nom de l'islam. L'expérience nous a enseigné comment vivre avec les musulmans et gagner leur sympathie. Avec ces guerres, nous sommes les grands perdants. Les chrétiens ont dû émigrer sans aucun désir de retour. Et cela est très dangereux. Si nous perdons la modération musulmane, nous risquons de nourrir le fondamentalisme et le terrorisme. Et, si la communauté internationale ne déploie pas des efforts pour aider les déplacés et les réfugiés à retourner chez eux, ceux-ci seront un champ fertile pour les mouvements et organisations terroristes.

Quels moyens avez-vous pour mener une action efficace ?
Nous avons adressé un document au président américain et aux autorités du Vatican pour les mettre en garde et leur souligner que ce n'est pas de leur intérêt d'abandonner ces millions de personnes. Et, lors du banquet de l'IDC, le vice-président américain, Mike Pence, a prononcé un merveilleux discours dans lequel il a mis en exergue la valeur de la présence chrétienne. Il faut maintenant agir !

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Vos tournées pastorales américaines ont-elles été fructueuses ?
C'est ma quatrième tournée pastorale aux États-Unis. J'ai visité Detroit, Salt Lake City, San Diego, Boston et la côte Est. J'ai rencontré une communauté courageuse et bien établie qui se développe sur tous les plans. Ces Libanais sont nos messagers, nos ambassadeurs actifs, qui font connaître à la société américaine la valeur du Liban, ses traditions et sa générosité. Ils aident leurs parents au Liban, contribuent à la construction d'églises, de maisons, de clubs sportifs, et font des investissements dans leur pays d'origine. Mais, malheureusement, nous sommes en train de perdre nos forces vives. Cette hémorragie est chrétienne et musulmane. Mais, en général, le nombre de familles chrétiennes est moindre que les musulmanes. C'est pourquoi nous notons la valeur de l'absence des chrétiens. Ce qui nous préoccupe, c'est que le système politique libanais est basé sur la démographie. Le Liban est commandé non pas par les partis politiques mais par les représentants des communautés chrétiennes et musulmanes. Le partage du pouvoir, sur une base paritaire, au Parlement, aux ministères, dans les ambassades et l'administration a respecté l'équilibre pour donner une garantie aux chrétiens et aux musulmans.

La garantie est-elle de mise aujourd'hui ?
Les musulmans tendent vers l'islamisation ; ils ne séparent pas religion et État. Alors que les chrétiens tendent vers la sécularisation et la laïcité. Les chrétiens craignent que le pays soit islamisé. Le pacte national de 1943 donne des garanties à toutes les parties en vue de leur participation au pouvoir. Cet équilibre a été créé pour un Liban démocratique. Le pays ne peut être que démocratique, selon la Constitution et le pacte national. C'est ce qui fait sa valeur. Mais l'émigration risque de le vider. Sa physionomie, son rôle et son importance dans le monde risquent aussi de changer. C'est pourquoi nous ne pouvons accepter que les déplacés restent au Liban, parce qu'ils sont un élément déterminant qui nous pousse à quitter le pays.

Le retour des déplacés et des réfugiés doit « être volontaire » selon Antonio Guterres ? Rentreront-ils vraiment chez eux ?
L'ONU a émis une convention en 1996 axée sur l'obligation de retour des réfugiés en général. Cette convention a été signée par 140 pays, y compris ceux du Moyen-Orient. La Russie, la Turquie et l'Iran ont signé un accord en mai 2017 pour créer quatre zones de sécurité en Syrie afin de faciliter le retour des déplacés. Nous espérons qu'avec ces deux conventions, la communauté internationale agira sérieusement pour les aider à rentrer chez eux. Nous insistons car le fardeau est trop grand pour nous et nous le payons cher tout en étant solidaires avec eux.

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