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Liban - La vie, mode d’emploi

84 – Le salut par l’attaque préventive

Il est des conduites chez les Libanais qui font sourire, mais quelquefois aussi chaud au cœur, particulièrement lorsque l'on affronte, en terre étrangère, les frimas de l'hiver et ceux des sentiments. Par exemple, cette habitude de manquer si fort à autrui qu'il vous hèle, à peine vous aperçoit-il : « Mais où as-tu disparu? » Vous avez beau rappeler à cet étourdi qu'il n'y a pas si longtemps, vous avez festoyé ensemble et que votre invitation à séjourner dans votre chalet de montagne, lancée depuis des lustres, attend toujours son bon plaisir, il n'en démord pas : tout cela est si loin ! La vérité est que vous l'avez complètement oublié, que vous le fuyez et, n'était le hasard ou plutôt sa volonté de ne pas se brouiller avec vous, jamais plus vous ne vous seriez revus. Comment résister à de telles déclarations d'attachement, dignes de Montaigne et La Boétie? Comment ne pas s'empresser de jurer que désormais il ne se passera pas un jour sans que vous ne vous manifestiez à lui, quitte à vous faire renvoyer par une épouse revendiquant le minimum vital d'intimité ? Comment ne pas fermer les yeux sur la forêt de reproches qui se cache derrière l'arbre fleuri de l'amitié si l'on ne veut pas déclencher une guerre ouverte... alors que ce sont des bras qui sont largement ouverts pour vous accueillir sur une poitrine aussi vaste que généreuse ?

Je le disais d'entrée de jeu : il faut sourire d'un air entendu, car au fond personne n'est dupe, ni de ces griefs ni de ce débordement d'affection. On s'amuse à les simuler, en Méditerranéens friands d'emphase.
Mais que devient toute cette innocence plaisante entre les mains de jeunes loups voraces ? Pour s'en instruire, décrivons l'un d'entre eux en pleine action. Vous l'avez convié à un entretien dans l'intention de relever une série d'empiétements dont il s'est rendu coupable et de le prier de marcher dorénavant à pas comptés. Il est vrai qu'il ne s'était pas encore présenté à vous comme un spécimen de l'espèce des canidés, mais comme un jeune homme cravaté et aux bottines bien cirées. Car qui serait assez insensé pour réclamer d'un loup qu'il respecte les plates-bandes d'autrui ? Qui penserait même à le convier à un entretien au lieu de se barricader chez soi avec une carabine chargée? Donc vous vous apprêtez à le recevoir de la manière la plus civile, avec poignée de main, café et petits fours, même si vous vous promettez également de vous montrer ferme : ne faut-il pas enseigner aux jeunes employés que s'il n'y a pas de réussite sans prix à payer, ce n'est pas à leurs collègues de débourser? Alors que vous êtes en train de retourner dans votre tête la formule la plus diplomatique qui soit pour ne pas froisser une jeunesse que vous imaginez surtout victime de sa fougue, voici que sans frapper à votre porte le jeune loup surgit devant vous et sur un ton plein d'acrimonie vous demande pourquoi vous lui avez adressé une missive en omettant son titre complet. Le temps de vous rappeler cette lettre tapée machinalement que déjà se déverse sur vous un flot de récriminations : les patrons si susceptibles en matière de protocole et si désinvoltes dans leurs rapports avec leurs subordonnés, la règle valable pour tous excepté pour soi... Oh ! comme vous auriez souhaité que l'entretien se déroulât dans une atmosphère plus sereine ! Pour l'instaurer, coûte que coûte, vous plaidez coupable. Mais le jeune loup, qui ne souhaite guère une ambiance de chancellerie à gant de velours et main de fer, reprend avec plus de hargne sa diatribe contre les puissants et les négligents et les malfaisants et les répugnants. D'un coup de patte, il écarte l'assiette de petits fours que, dans une tentative désespérée pour l'amadouer, vous lui avez tendue. Le dessert, c'est pour la fin. À présent, il vous dévore à belles dents et ses yeux brillent de malice à la pensée du déjeuner dont il croit vous avoir si habilement privé. Non, ce n'est pas aujourd'hui que vous réussirez à ternir son beau poil lustré et ses bottines reluisantes !

Qui dort dîne, affirme un dicton. Au fond des bois, l'on répète : qui rencontre le loup ne déjeune pas. Dans le langage des ambitieux sans scrupules, cette formule devient : hâte-toi de faire ton dîner de celui qui se préparait à t'accommoder pour son déjeuner.

 

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