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Liban - La vie, mode d’emploi

81 – Le salut par l’insomnie


Créer, c'est vivre deux fois, assure l'auteur de À la recherche du temps perdu. Et Camus, aux prises avec le non-sens d'une existence finie pour un cœur aux aspirations infinies, propose ce viatique auquel sa plume lui a permis de goûter, avant de surenchérir en absurdité sur le réel avec son fameux Il faut imaginer Sisyphe heureux. L'insomniaque, quant à lui, faisant contre mauvais sommeil bon cœur, renverse la formule proustienne qui devient : vivre deux fois, c'est créer. Comment faut-il comprendre cette nouvelle équation sortant de sa bouche, entre deux bâillements? Assez simplement : l'insomnie, c'est la vie redoublée pour son âme de chiffonnier qui veut récupérer jusqu'aux heures tombées hors des bras de Morphée. Alors, certain de convertir en or ce plomb d'un sommeil qui ne vient pas, il s'élance dans le vide nocturne devenu creuset des possibles.
Tout ce que le jour n'a pas fait, il demande à la nuit de le réaliser. Le programme est aussi chargé que dans les écoles de rattrapage : lecture, écriture, musique, bricolage, etc. Tout ce que le jour a mal fait, il demande à la nuit de le défaire : lecture commandée (des calicots fleurissant partout comme des coquelicots rougissant de tant d'immodestie, des notes de service comme les grincements d'un instrument désaccordé), écriture de greffier, musique de supermarché (ces ritournelles jusqu'à la nausée), raccommodage bâclé, etc. Blanche est sa nuit qui s'offre donc à son imagination pour qu'il y dessine ses fantaisies les plus folles, remodelant sa vie pour en faire un conte, une féerie. Il se donne, et qui l'en empêcherait ? Une âme de poète et des idées de métaphysicien. Il ne recule pas même devant des prétentions mystiques. Écoutez : « Le monde est comme une bête qui dort, désarmée, rendue à sa fragilité de créature. On oserait presque caresser son échine. Tout ce que le jour a défait ou abîmé, il est demandé à la nuit de le rétablir ou de le restaurer : la secrète connivence entre les choses, le bonheur d'être, simplement. »
Il dépense du temps comme un grand seigneur sa bourse, sans même s'en apercevoir, car la nuit noire a tout escamoté : chiffres, pendules, cadrans et son habit de manant. Merveilleuse révolution de velours égalisant les tuileries et la conciergerie. Il nage dans l'éther, insouciant, bienheureux. Mais voici l'aube qui pointe. Le saluera-t-elle avec des doigts de rose ou de chardon ?
Douce est l'heure qui clôt les paupières de l'homme qui, à force de jeter ses filets dans l'océan des mots, a réussi à faire remonter du fond de sa mémoire la précieuse madeleine des dimanches à Combourg. Il a vécu, sinon deux vies, au moins la sienne intensément, et, par sa répétition sur le papier, a fait naître en lui le sentiment de son éternité. Douloureuse est l'heure où l'homme aux yeux rougis par l'ardeur de ses nuits voit se déchirer, dans la première clarté du jour, ses mille et une chimères, tomber de ses épaules, en oripeaux, son habit princier et couler entre ses doigts les grains du sablier. Où trouvera-t-il encore la force d'aller à la rencontre du jour nouveau, de ses surprises et de ses exigences? Pourra-t-il vivre la seule vie certaine qui lui est donnée ? Ne sera-t-il pas pareil au somnambule qui se cogne à la réalité des choses et des êtres, et s'effondre, au lieu de s'appuyer sur tout ce qui en eux lui résiste pour se dresser et créer ? Vivre une vie, sa vie, ses jours et ses nuits, leur veille et leur sommeil, c'est là une tâche qui suffit à des mains d'homme.

Créer, c'est vivre deux fois, assure l'auteur de À la recherche du temps perdu. Et Camus, aux prises avec le non-sens d'une existence finie pour un cœur aux aspirations infinies, propose ce viatique auquel sa plume lui a permis de goûter, avant de surenchérir en absurdité sur le réel avec son fameux Il faut imaginer Sisyphe heureux. L'insomniaque, quant à lui, faisant contre mauvais...

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