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Moyen Orient et Monde - Crise des migrants

Plus de deux ans après son lancement, l’Opération Sophia entachée par une polémique

L'Italie est accusée d'avoir toléré le trafic d'armes au large de la Libye, dans un climat de dissensions entre pays membres de l'UE.

Des migrants en provenance de Libye arrivant à Lampedusa, en Italie. Photo AFP

L'été 2015 est un choc pour l'Union européenne : plus d'un million de demandeurs d'asile ont traversé la Méditerranée pour rejoindre la Grèce et l'Italie, et au moins trois mille s'y sont noyés. Les États membres, déboussolés, poussent alors pour que l'UE agisse afin de limiter ces flux, en empêchant les passeurs d'embarquer des réfugiés sur les côtes libyennes. L'« EUNAVFOR MED », également appelée « Opération Sophia », est alors initiée en juin 2015 par 25 pays membres de l'UE avec l'objectif de « perturber le modèle commercial des réseaux de trafic d'êtres humains et de contrebande dans le sud de la Méditerranée centrale », selon le porte-parole de la flotte, le capitaine italien Antonello de Renzis Sonnino. Quatre navires de guerre italien, français, espagnol et allemand sont déployés, avec presque 1 100 hommes d'équipage, de nationalités diverses.

Deux ans plus tard, l'UE affiche ses succès en la matière, avec 117 arrestations et la destruction de 482 embarcations. Et surtout, plus de 40 000 réfugiés sauvés, même si cet effort humanitaire « ne fait pas partie du mandat » de l'opération, selon M. de Renzis Sonnino. Autre réussite, la formation de 136 gardes-côtes et officiers libyens, qui seront chargés de traquer les réseaux de trafic directement à sa source.

Encouragée par ces résultats, l'UE a annoncé en juin la prolongation du mandat de l'opération, jusqu'en décembre 2018, ce qui laissera le temps de former « énormément » de nouveaux gardes-côtes arrivés fin septembre en Italie, selon le porte-parole.

 

(Lire aussi : Migrants : de nouveaux gardes-côtes libyens formés par l’UE en Italie)

 

La question épineuse du trafic d'armes
La lutte contre le trafic d'armes, dans le cadre de l'embargo imposé par l'ONU sur la Libye (résolution 2292), reste néanmoins la grande oubliée de l'opération. Car depuis son ajout au mandat de l'Opération Sophia en juin 2016, seulement trois inspections ont été effectuées : des équipages slovènes puis français ont découvert et confisqué des armes à bord du navire libyen al-Mukhtar, à deux reprises (en mai puis en juin). En avril, une inspection avait eu lieu à bord du al-Luffy... mais le navire, qui transportait un « lot conséquent d'armes », avait pu continuer sa route avec l'aval du commandant de l'Opération Sophia, le vice-amiral italien Credendino. « De fait, il s'agissait au moins du troisième navire que les Italiens laissaient passer », explique Nicolas Gros-Verheyde, rédacteur en chef du blog spécialisé Bruxelles2. « Quand les Français et les Allemands ont appris la nouvelle, ils étaient furieux », ajoute-t-il. Le 25 avril dernier, l'ambassadeur français a convoqué une réunion secrète à Bruxelles. Selon l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, ayant eu accès aux détails de la réunion, l'ambassadeur soupçonnait « le gouvernement d'union nationale (GNA) de Libye (dirigé par Fayez el-Sarraj), l'allié officiel de l'Europe, de contourner l'embargo sur les armes. Et cela sous les yeux de l'UE. Avec l'approbation des Italiens ».

Nicolas Gros-Verheyde nuance : « Les navires inspectés se réclamaient du GNA, les Italiens leur accordaient donc l'immunité diplomatique. » Un détail troublant subsistait pourtant : les navires transportaient des armes de Misrata, ville tenue par des milices soutenant M. Sarraj, vers Benghazi, où elles se battaient contre le général Khalifa Haftar, dirigeant de l'Armée nationale libyenne (ANL), et rival de ce dernier. Or les milices de Misrata, si elles ne font pas officiellement partie de l'armée du GNA, protègent... un hôpital militaire italien dans la région. « L'Italie a de très bonnes relations avec les milices de Misrata et le gouvernement Sarraj », confirme Hasni Abidi, directeur du Cermam (Genève) et enseignant-chercheur.

 

(Pour mémoire : Migrants : l'Italie hausse le ton face à ses voisins)

 

 

Double jeu
L'affaire al-Luffy met en lumière deux visions différentes au sein de l'Union européenne en ce qui concerne la Libye. Officiellement, l'UE suit la position de l'ONU et soutient le gouvernement d'entente national de M. Sarraj, tout en appliquant l'embargo sur les trafics humains et d'armes. Officieusement, il existe deux tendances. « L'Italie ne veut que d'un seul partenaire en Libye, c'est-à-dire le gouvernement Sarraj », explique Hasni Abidi. « Historiquement, elle a des liens forts avec ce pays, et est reconnue comme interface entre l'UE et la Libye : c'est elle qui dirige la stratégie de l'Opération Sophia. Elle compte sur M. Sarraj pour endiguer le flux de demandeurs d'asile. Fermer les yeux sur le trafic d'armes entre le gouvernement et ses alliés était un moyen d'améliorer ses relations avec Misrata et Tripoli. » Nicolas Gros-Verheyde confirme : « L'Italie a misé à fond sur la formation des gardes-côtes du gouvernement d'union nationale. Mais elle considérait l'embargo sur les armes comme une tâche secondaire. »

D'un autre côté, l'Allemagne, le Royaume-Uni et surtout la France soutiennent M. Sarraj, mais également le général Haftar. « Ils pensent que Sarraj est trop faible », analyse Nicolas Gros-Verheyde. Ainsi, la France a initié une rencontre entre les deux dirigeants libyens à La Celle-Saint-Cloud le 25 juillet dernier, qui se sont mis d'accord sur un cessez-le-feu et la tenue de nouvelles élections au printemps 2018. « Cet accord déplaît à Rome, qui voit cette concurrence de la France d'un mauvais œil », explique Hosni Abidi. « Le président français Emmanuel Macron n'a consulté ni l'Italie ni l'UE, qui laisse faire. Pour lui, la France doit tenir une position prépondérante en Libye : c'est finalement elle qui a initié la coalition anti-Kadafi en 2011 ! »
Et ce sont l'Allemagne et la France qui se sont opposées, lors de la réunion secrète du 25 avril, au « double jeu » italien.

Depuis l'incident du al-Luffy, l'Opération Sophia semble de nouveau accomplir toutes ses missions : les perquisitions à bord du al-Mukhtar et l'achèvement de la formation des gardes-côtes en témoignent. Mais à quel prix ? « Les Libyens sont las. Pour eux, les tergiversations entre la France et l'Italie sont une querelle de luxe, car ils souffrent d'une situation économique et sécuritaire désastreuse. Ils ne font confiance ni à Sarraj ni à Haftar pour rétablir la paix, mais comptent sur un homme fort. L'Union européenne doit œuvrer, unie, pour reconstruire et réconcilier la Libye : ni la France ni l'Italie n'y arriveront en menant des politiques divergentes », conclut Hasni Abidi.

 

 

 

Pour mémoire

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