Il n'y a pas si longtemps, votre quotidien préféré était l'inséparable compagnon du « café du matin ».
Imaginez. Ce parfait moment de silence qui partira en éclats sur le coup de 8h, quand tout sera réveillé. Vos pas encore lourds de sommeil qui titubent jusqu'à la cuisine. La « rakoué », ingénieux ustensile que la Chine produit en masse pour les marchés d'Asie et que l'on extrait sans bruit du placard avec un plaisir anticipé. « Rakoué ». Pas d'équivalent dans les langues occidentales. Les bouilloires sifflent et crachent, les cafetières ont deux étages et un filtre. La rakoué n'a que son manche et sa tendresse. Deux, trois petites tasses d'eau, plus une pour la part de l'ange. Une solide cuillerée de café pour chacune. On achetait le café en grain, torréfié de frais. On comparait l'intensité des arômes. Moka, Arabica. Deux camps, deux cultures, deux traditions. Éthiopien ou Brésilien ? On rêvait de contrées lointaines. Il y avait dans chaque foyer un joli moulin en cuivre ouvragé que l'on se passait de main en main. On moulinait en cadence tandis que l'eau chauffait à petit feu. Le temps s'étirait, la vie semblait plus longue. Mais tout se précipite au moment de l'ébullition. Il faut vite rattraper la mixture avant qu'elle déborde et que tout soit à recommencer. Sans ce marc boueux qui en est l'âme, le café de rakoué est insipide. On prélève un peu d'écume que l'on dépose délicatement au fond de la tasse. On sert avec précaution. Un nuage affleure, il a des formes prémonitoires, œil, cœur, monnaie, on rêvasse un peu. Un parfum grisant se répand dans toute la maison, inséparable de l'odeur caractéristique du journal dont on vient de détacher la bande. Café, encre, papier, silence. Béatitude. L'esprit se remet en marche. La journée peut commencer.
Ce café-là, avec son brou, est si prégnant dans notre culture que toute la littérature arabe contemporaine lui fait une place. Sans le café, sans les cafés et les conversations de café, on ne prendrait peut-être même pas la peine d'écrire ou de créer quoi que ce soit. « J'ai la nostalgie du pain de ma mère, du café de ma mère », soupirait Mahmoud Darwich. En Orient, le café des mères est bien plus qu'un café. Il est à lui seul tout le foyer, la joie des retrouvailles, de l'échange, le rituel de bienvenue, l'invitation à la confidence, la consolation des affligés, la paix retrouvée. Pas de condoléances sans café. Pas de négociations, pas d'arbitrage, pas de réconciliation, pas de repos du guerrier sans café. Quand Marcel Khalifé chante les paroles de Darwich, on se prend à imaginer avec douleur ce que serait un monde auquel manquerait le café des mères. Il suffit de penser à cette odeur chaude et conviviale, et puis essayer d'en concevoir l'absence, la disparition, le rien.
Or, c'est ce qui est en train de nous arriver, insidieusement, sans bruit. Elle est où, l'odeur du café ? Pas dans les bureaux, presque pas dans les cafés, de moins en moins dans les maisons. À l'âge des capsules et des mixtures lyophilisées, le café n'embaume que dans les mots fleuris des emballages. Comment remercier d'un expresso avec ces formules chantournées, ces compliments et ces vœux qui accompagnent le café de rakoué ? George Clooney n'est pas notre cousin.
Imaginez. Ce parfait moment de silence qui partira en éclats sur le coup de 8h, quand tout sera réveillé. Vos pas encore lourds de sommeil qui titubent jusqu'à la cuisine. La « rakoué », ingénieux ustensile que la Chine produit en masse pour les marchés d'Asie et que l'on...
commentaires (4)
J'adore !!! Tu manipules si bien les mots, que ta jonglerie nous atteint toujours droit au cœur ❤️ et nul autre que toi a le don de la description comme tu sais si bien le faire, au point que nous pouvons presque sentir l'odeur du café et du journal du matin avant même de poser la rakwé sur le feu et de plier le journal en question! ❤️❤️????????????????????
T Myriam
20 h 51, le 04 août 2017