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Moyen Orient et Monde - Entretien

Rojda Oğuz, journaliste en Turquie : « C’est en résistant que nous vaincrons »

La journaliste de «Sûjin», un média en ligne exclusivement féminin, parle de la difficulté croissante d'exercer son métier un an après le coup d'État manqué qui a ébranlé la Turquie le 15 juillet dernier.

Rojda Oğuz pose avec sa carte de presse qui n’est pas officielle car elle n’a pas été validée par le ministère de l’Intérieur. Crédit photo Marie Tihon/Hans Lucas

À seulement 25 ans, Rojda Oğuz a déjà connu la censure, les arrestations et la prison. L'agence de presse Jinha, pour laquelle elle écrivait, a été fermée en octobre dernier, comme beaucoup d'autres médias, par les autorités turques. « Nous nous y attendions, admet Rojda Oğuz. Nombre de nos correspondantes ont été arrêtées et emprisonnées. Nous étions vues comme un porte-parole de la ténacité des femmes turques. »

Jinha avait pour but d'être une alternative aux médias turcs. Pour continuer dans le même esprit et déterminées à ne pas se taire, les journalistes de l'agence créent le journal Şûjin. Une nouvelle source d'informations féministe voit le jour en décembre dernier. Le nom n'a pas été choisi au hasard : Şûjin, qui signifie l'aiguille de couture en kurde, sert à « piquer la langue des médias machistes ».

Les journalistes de Şûjin sont des cibles de choix pour le gouvernement. La plupart de ces femmes sont kurdes et couvrent principalement l'information du sud-est de la Turquie, c'est-à-dire dans les territoires à majorité kurde (NDLR : en Irak également). Deux caractéristiques qui font d'elles des ennemies. Et ce encore plus depuis la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016 et l'instauration de l'état d'urgence en Turquie, qui a été suivie par une vague de purges sans précédent. Une situation notamment qualifiée de « coup d'État civil » par l'opposition. Avec plus d'une centaine de journalistes derrière les barreaux, 184 médias fermés et 775 cartes de presse annulées, la Turquie est aujourd'hui 155e dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF).

 

(Lire aussi : En Turquie, l’opposition touchée, mais pas coulée)

 

Qu'implique le fait de travailler pour une agence exclusivement féminine ?
Nous nous intéressons uniquement à la condition féminine, aux agressions et aux viols que les femmes peuvent subir, à celles qui ne se sentent pas libres lorsqu'elles marchent dans la rue, etc. Lorsqu'une femme est confrontée à un problème, elle m'appelle pour partager son expérience. Elle sait que je vais exprimer son vécu de la bonne manière : elle a confiance en l'agence.

Pourquoi ce choix ?
C'était nécessaire. Les médias turcs utilisent un langage très sexiste pour décrire la femme, tel un objet. Par exemple, un article concernant un viol envers une femme décrit les moindres détails de l'agression et normalise l'acte en lui-même.

En tant que journaliste, avez-vous déjà été arrêtée ?
Oui, j'ai été mise en garde à vue le 5 janvier 2016, et arrêtée le 9 janvier. Je suis restée 3 mois en prison pour mes publications, mes reportages et mes partages sur les réseaux sociaux. Cette langue masculine dont je vous parlais s'est également reflétée pendant ma détention : l'interrogatoire a porté uniquement sur des questions concernant ma vie privée, alors que je ne me trouvais pas là-bas pour ces raisons. C'était insultant ! (...) J'ai ensuite été relâchée, en liberté conditionnelle. Je fais aujourd'hui l'objet d'une interdiction de sortie de territoire et je dois me rendre toutes les semaines au commissariat pour signer un document.

 

(Lire aussi : Les "martyrs" du putsch, héros de la Turquie d'Erdogan)

 

Des centaines de journalistes sont aujourd'hui derrière les barreaux en Turquie. Souhaitez-vous continuer à exercer ce métier ?
Bien sûr. Quand bien même le gouvernement utiliserait ses propres médias pour faire des déclarations insistant sur l'existence de la liberté d'expression et de la presse, le fait qu'il y ait autant de journalistes en prison contredit ce type de propos. C'est une autre forme de fascisme. C'est ainsi que nous nous rendons compte de l'importance de notre profession, que nous sommes du côté de la justice et à quel point il est important de dévoiler certaines vérités. Par exemple à Diyarbakir (Sud-Est), pendant le Noroz (le Nouvel An kurde), un étudiant a été tué par les policiers. Ils l'ont accusé, à tort, de porter une bombe (NDLR : des photos ont été publiées par la suite, montrant que le jeune homme ne portait rien). Si le photographe n'avait pas pris ces photos, la situation aurait été très différente...
Je ne sais pas combien de temps va durer cette dictature. Mais chaque arrestation, chaque garde-à-vue, nous conduit à réaliser encore davantage la valeur de notre métier. Dans un contexte où la liberté de la presse n'existe pas, est-ce que nous pouvons vivre librement ? Lors des manifestations et des réunions organisées par les journalistes, un slogan revient souvent : « Direne direne kazanacağız » (« C'est en résistant que nous vaincrons »). C'est de cette manière que nous allons gagner.

 

(Lire aussi : Un an après le putsch manqué, la Turquie transformée)

 

L'état d'urgence a-t-il aggravé la situation ?
Sous l'état d'urgence, tout rassemblement est proscrit. Il nous est donc très difficile d'exercer notre métier. Même une réunion de cinq à six personnes, qui discutent simplement, conduit systématiquement à une intervention de la police. Il m'est déjà arrivé de me retrouver au milieu de ces arrestations.

Quel est le sujet sur lequel vous avez travaillé qui vous a le plus marquée ?
C'était à propos d'une jeune femme de 19 ans, qui a été mariée de force à Istanbul, puis torturée et tuée. Ses dents ont été arrachées, son corps était recouvert de brûlures de cigarettes. Elle avait aussi des blessures des coudes jusqu'aux chevilles, faites soit par un fer à repasser, soit par un outil tranchant. J'ai vu les photos. Son époux et sa famille ont fait cela. La situation est d'autant plus horrible qu'elle ne diffère pas des actes de torture pratiqués par Daech, ou par les tortures vécues par les femmes de Rojava. Et cela s'est passé en plein cœur d'Istanbul. Mon article sur cet événement a été beaucoup lu et partagé. Un procès va être ouvert, je vais bien évidemment le suivre.

Après tout ce que vous avez vécu et vu, vous arrive-t-il d'avoir peur ?
Non. De toute façon, mon téléphone est sur écoute, je sais que je suis également suivie. Mais je ne crains pas que la personne assise à la table d'à côté puisse m'entendre ou m'écouter. Il m'arrive même de parler plus fort. Car la condition de la femme est un problème d'ordre social.

 

 

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