Qu'il me soit permis d'emprunter cette colonne à ses lecteurs pour célébrer un homme qui regagne aujourd'hui sa dernière demeure, et qui m'a souvent semblé incarner le Liban dans ce qu'il a de plus beau. Et son peuple dans ce qu'il a de plus flamboyant. On ne sera pas déçu, c'est une belle histoire. L'histoire d'un enfant de Tyr élevé sans père. Saba Nader a grandi, au milieu du siècle dernier, avec l'horizon à perte de vue, des couchers de soleil à faire pâlir les aurores boréales et des petits matins de pêches miraculeuses où le fretin se déversait des filets à grands flots de vif argent. Et des bateaux qui fendaient le large vers des pays de cocagne. Et la mer qui ramenait les trésors d'ancêtres millénaires à leurs descendants démunis. C'était un temps où la pauvreté n'était pas ce mot absurde que l'on colle à ceux qui ne possèdent rien. Possède-t-on les poissons de la mer ? Tout nous est prêté, disait-il. Très tôt il avait appris à embrasser la vie avec un bonheur qui était l'expression même de sa gratitude, quitte à forcer sa générosité quand elle serrait trop le poing, ne rien garder pour lui-même, ne rien craindre ni ne rien peser, même pas ses mots, tout partager avec ce geste simple, mais ample et gracieux du semeur.
Les pères jésuites avaient achevé de forger et de tremper ce caractère impétueux. À peine le bac en poche, voyant partir ses petits camarades des venelles, mettant même sa mère à contribution, avec ses moyens congrus, pour aider l'un ou l'autre à embarquer pour l'Afrique, il partait à son tour. Khobar, la morsure du désert, les nuits âcres, ce Golfe en devenir qui ne ressemblait encore à rien... Mais les Trente Glorieuses effleuraient déjà le Liban de leur baguette magique. Ici, tout était à faire. Il a fait sa partie. Pionnier des assurances, industrie à laquelle il ne connaissait rien mais dont il a fait l'apprentissage à la dure sous la houlette des pontes des Lloyds, il sauvait la MEA de la faillite à la suite du bombardement israélien de 1968 en obtenant le remboursement de ses avions à leur valeur de remplacement. La suite est aventures et légende. Celle d'un homme qui aimait les feux d'artifice et qui a imprimé à son époque – cet âge d'or du Liban dont il fut une figure – et à son entourage son grand style, son sens éperdu de la fête. Par-dessus tout il aura aimé la mer. Comme un amiral, comme une figure de proue, comme un Tyrien, sous un toit tranquille où marchent des colombes, il repose désormais à son bord immense. Ce soir, le couchant aura une tout autre lumière.
Comme une figure de proue
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 29 juin 2017 à 00h00
C'était un grand ami à mon père Walid Tueni. Quand les grands esprits se réunissaient autour d'un verre de whisky sur le magnifique bateau de Saba Nader, j'étais haute comme trois pommes et j'écoutais, les yeux émerveillés et les oreilles grandes ouvertes les souvenirs qu'ils s'échangeaient.... Papa va être content, il va retrouver un très bon vieil ami. Salut le grand homme! Que ton âme repose en paix.
22 h 12, le 30 juin 2017