C'était vers le début de la guerre. Un milicien du quartier avait approché mon père et l'avait convaincu, à force d'insistance, d'acquérir une arme. « Tout le monde doit le faire, lui avait-il dit, la population doit nous aider à défendre nos lignes. Nous n'y arriverons pas tout seuls. » L'homme avait promis de nous apporter quelque chose pour une famille de cinq avec une employée de maison et un petit chien. Quelques jours plus tard, il revenait avec un PPSh41. Il avait expliqué à mon père que ce fusil mitrailleur à chargeur camembert (un boîtier circulaire de 71 coups) avait servi lors de la Longue Marche de l'Armée rouge, de 1934 à 1935, cent mille hommes, douze mille kilomètres et encore vaillant. Mon père avait payé sans conviction et demandé que l'on rangeât la bête en lieu sûr. Le fusil avait fini dans le placard à chaussures.
S'il avait vraiment fait la Longue Marche, son destin ne manquait pas d'ironie. Cependant, sa présence dans notre foyer tranquille avait quelque chose de troublant, et d'abord parce que, depuis son arrivée, nous nous étions mis à vivre dans la perspective d'une attaque imminente. Que faire dans pareil cas ?
L'ennemi frapperait-il à la porte ou la forcerait-il ? Qui de nous aurait le premier le réflexe d'aller retirer l'arme de sa cachette ? Saurions-nous charger, armer, viser, tirer, cibler ? Serions-nous capables de tuer un homme ou plusieurs, à Dieu ne plaise ? Avec 71 coups, qui sortent tout seuls en rafale à peine appuie-t-on sur la gâchette, pas un de moins ? Quel bruit cela ferait-il ? Que se passerait-il après ? Nous imaginions des corps dans leur sang sous les angelots qui ornaient le plafond de l'entrée. Il allait falloir nettoyer.
Plus tard, nous apprîmes que le PPSh41, surnommé le Chpaguine roteur du nom de son concepteur russe Gueorgui Chpaguine, avait plus probablement servi au Vietnam qui n'en avait plus besoin, ayant récemment tourné la page de sa propre guerre. L'arme était usagée, ce qui pouvait laisser croire qu'elle avait servi à tuer, blesser ou terroriser avant de finir sa carrière parmi les escarpins de ma mère. Nous apprîmes aussi que l'engin était d'une imprécision redoutable et qu'il tirait comme on éternue, d'une manière ridiculement inconsidérée. Heureusement, nous n'eûmes jamais à en faire usage et en fait de longue marche, nous avions pris le chemin de l'exil.
Dans notre village, jadis, tandis que les femmes s'affairaient à nourrir leurs familles, leurs conjoints paradaient sur la place, qui bardé de cartouchières, qui un holster ostensiblement accroché à la hanche. « L'arme est l'ornement de l'homme », fanfaronnaient-ils en caressant leurs pendeloques. Ainsi ornés, ils ne se contentaient pas de jouer les sapins de Noël. Ils défendaient leur dignité quand un maladroit osait leur bloquer le passage ou leur réclamer une dette de jeu. Quand on adopte une arme, il faut s'attendre au pire, l'objet est impatient. Tant de désœuvrés incultes se promènent aujourd'hui avec ces joujoux du pauvre type, prêts à faire la peau à plus instruit que soi, à tuer en lui l'avenir qu'on n'a pas su faire sourire à soi. À plus de quarante ans de distance, l'esprit de la guerre exalte encore, sous forme de mythe urbain, une génération perdue dont la fierté tout entière tient largement dans une boîte à gants. Comment protéger les autres ?
commentaires (3)
Même les armes dites légales m'épouvantent! Que serait ce une mitrailleuse obsolète, achetée probablement par contrebande qui sert uniquement à tuer des innocents? La guerre comme à la guerre est déja un prétexte qui n'a qu'un sens: celui de détruire et a éantir l'ennemi! Quel que soit l'ennemi, ce sont toujours des milliers de civils qui meurent... Si les puissants fabriquaient moins d'armement, il y aurait beaucoup moins de misère et de pauvreté et notre Planète malade se porterait mieux. Merci chère Fifi d'aborder ce maudit sujet du crime gratuit avec votre tact habituel!!
Zaarour Beatriz
17 h 25, le 15 juin 2017