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Moyen Orient et Monde - Éclairage

La difficile implantation d’une province de l’EI en Asie du Sud-Est

Depuis la prise de Marawi aux Philippines, le groupe État islamique espère conquérir l'Extrême-Orient. Une région pleine de défis pour l'organisation, qui se confronte à un paysage islamiste éminemment local et parcellisé.

Au centre, Isnilon Totoni Hapilon, émir de l’État islamique en Asie du Sud-Est. Photo tirée du magazine de propagande « Rumiyah »

Trois semaines déjà que le drapeau de l'État islamique (EI) flotte dans les rues de Marawi. Cette ville, située sur l'île de Mindanao aux Philippines, est, depuis le 23 mai, l'objet de combats récurrents entre les forces gouvernementales, d'une part, conseillées par les Américains, et les islamistes de la région, d'autre part. Un succès, au moins en termes de communication, pour le groupe EI qui exhibait en une de son dernier magazine de propagande le Jihad en Asie de l'Est. Si ses combattants tiennent encore aujourd'hui, avec d'autres islamistes, un quartier de la ville philippine, l'EI central n'a pourtant toujours pas déclaré la constitution d'une « province » en Extrême-Orient. Le signe d'une prudence face à des groupuscules disparates, encore trop peu inféodés au pouvoir central situé en Syrie et en Irak.

« Pour dire combien de groupes ont aujourd'hui prêté allégeance à l'EI, il faudrait déjà savoir combien combattent dans la région », admet Alain Rodier, interrogé par L'Orient-Le Jour. Pour cet ancien officier supérieur des services de renseignements extérieurs français, les factions combattantes en Asie du Sud-Est apparaissent très parcellisées. Deux groupes dominent néanmoins le paysage islamiste rattaché à l'EI. En Indonésie, Jamaah Ansharut Daulah (JAD), né en 2015, émane du groupe Jamaa islamiya (JI), fondé en 1993. Son principal leader, Abou Bakar Bashir, est incarcéré depuis 2011 dans les geôles indonésiennes. C'est depuis sa cellule qu'il prête, en 2014, allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le chef du groupe État islamique. Aux Philippines, l'organisation Abou Sayyaf combat aujourd'hui aux côtés de Ansaru Khilafah Philippines (AKP), mieux connu sous l'appellation de Maute, pour tenter de garder une mainmise sur Marawi, dont ils ont en partie le contrôle. Deux groupes qui se revendiquent également de l'organisation irako-syrienne. Mais comme pour JAD, c'est davantage leurs leaders que les mouvements eux-mêmes qui ont prêté allégeance à l'EI central. Plusieurs combattants radicaux sont, eux, restés fidèles au canal historique d'el-Qaëda, fondé par Oussama Ben Laden.

Ces groupes islamistes ne sont donc pas récents. Si certains ont vu le jour durant les trois dernières années, ils sont régulièrement le fruit de scission au sein d'organisations préexistantes. La plupart d'entre elles, rattachées autrefois à el-Qaëda, ont fait récemment défection pour se revendiquer du groupe concurrent EI. Alliance de circonstance ou réelle conviction ? Pour Alain Rodier, « le patron de JAD a toujours été un idéologue et un religieux ». Difficile alors de croire à une allégeance d'opportunité. Au contraire, un des leaders d'Abu Sayyaf, Isnilon Totoni Hapilon, « s'est, lui, sûrement dirigé vers l'EI en constatant que le groupe était davantage porteur de victoire ». C'est d'ailleurs cet islamiste que le groupe irako-syrien a choisi de nommer comme « émir des soldats du califat en Asie de l'Est ». Un titre qui marque la volonté de l'organisation de fonder une mouvance unifiée dans la région.

 

(Pour mémoire : Dans le sud des Philippines, les islamistes retranchés pour une bataille au long cours)

 

« Insurrection de bas niveau »
Cette lutte d'influence entre el-Qaëda et l'EI en Asie du Sud-Est a notamment poussé les groupuscules qui agissent au nom d'al-Baghdadi à commettre des actions spectaculaires dans les différents pays asiatiques. La prise de Marawi est à ce titre significative. Pour l'ancien officier, ce genre d'opérations est notamment exécuté pour subvenir à un « désir de visibilité », largement poussé par « une lutte d'influence entre les deux groupes ». Si ces actions jihadistes prennent davantage d'envergure aujourd'hui, la plupart d'entre elles restent néanmoins sur un mode opératoire de guérilla ou de terrorisme. Pour Alain Rodier, « c'est une insurrection de bas niveau ». Les violences perpétrées dans la région ne sont d'ailleurs pas nouvelles. La délinquance, la contrebande et les actions crapuleuses sont habituelles dans ces pays, où le crime organisé est relativement répandu. Le changement actuel vient davantage des revendications faites par l'EI. Ces attaques prennent alors un autre visage : celui du terrorisme répandu par une organisation islamiste des plus en vogue aujourd'hui. L'organisation semble rester néanmoins prudente face à ces diverses agressions commises en son nom. L'EI n'a ainsi toujours pas déclaré la création d'une « province » sur les pays extrême-orientaux. Une décision qui interroge sur les véritables liens entre les islamistes asiatiques et ceux qui composent l'organisation mère.

Aujourd'hui fort d'une dizaine de territoires extérieurs déclarés comme tels, l'EI construit, depuis son implantation sur les territoires en Irak et en Syrie, un leadership autour d'un semblant d'administration territoriale. Le groupuscule reste toujours précautionneux quant à la qualification des régions où ses sympathisants combattent. Pour Alain Rodier, le fait qu'il n'ait pas encore désigné la région sous l'appellation de province est « un signe extrêmement important ». Si le pas à franchir n'est alors que nominatif, il révèle beaucoup de la vision de l'autorité centrale de l'EI sur les divers mouvements de la région, qu'il ne rattache pas directement à ses activités basées au Moyen-Orient. Les raisons de ce refus peuvent être alors multiples, qu'elles soient de l'ordre d'une insurrection encore trop peu développée ou d'un manque de contrôle sur les mouvances asiatiques, notamment dû aux liens fragiles entre les deux zones.

 

(Lire aussi : Philippines : Duterte promet des récompenses pour la capture de dirigeants islamistes)

 

Conquête difficile
Si les relations entre l'EI d'Irak et de Syrie et les groupes islamistes d'Asie du Sud-Est sont réelles, elles restent pourtant limitées. Très peu de combattants de l'Extrême-Orient ont rejoint le théâtre irako-syrien depuis 2014. Pour Alain Rodier, cette fraction se compte en centaines. « Pour tout l'Extrême-Orient, ce n'est même pas du niveau des Tunisiens », commente-t-il. Sur ces départs, très peu sont alors rentrés dans leur pays d'origine. Quoique ces flux de combattants ne soient pas à minimiser, ils n'apparaissent pas déterminants dans la constitution du visage islamiste en Asie. Les groupes sur place restent alors éminemment locaux, sinon au maximum régionaux. « L'EI n'envoie personne vers ces pays, mais attend que l'insurrection vienne des gens sur place, comme ça s'est passé en Libye », explique-t-il. Une conquête qui s'annonce pourtant difficile.

Alors que les groupes rattachés à l'EI semblent davantage s'implanter aux Philippines, « il y a pourtant peu de chance qu'ils réussissent à conquérir la région », affirme cet expert. L'Indonésie, qui pourrait être son meilleur berceau en étant le pays qui regroupe le plus grand nombre de musulmans au monde, diffuse un islam beaucoup plus modéré que celui prôné par l'EI. La population est ainsi peu réceptive à l'idéologie du groupe jihadiste. Si celle-ci a su s'implanter aux Philippines dans la ville de Marawi, c'est davantage parce que la région de Mindanao a toujours été insurrectionnelle. Cette zone musulmane, située dans un pays majoritairement catholique, apparaît largement excentrée : comme au Sinaï, où l'EI s'est également implanté, les populations locales se considèrent ainsi abandonnées du pouvoir central. D'où le potentiel de séduction de l'organisation, qui aura toutefois du mal à étendre son pouvoir au-delà des quartiers qu'elle contrôle aujourd'hui. L'intérêt de l'EI porté à la région se confronte dès lors à une réception limitée, doublée d'un attrait toujours bien présent pour el-Qaëda, qui freine l'unité des groupes dans les pays asiatiques.

 

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